Narcotrafic : l’angle mort de la corruption dans les sphères publiques

Par Ludovic Genin
17 mai 2024 15:27 Mis à jour: 18 mai 2024 15:19

Le jour où un fourgon pénitentiaire a été attaqué dans l’Eure par des narco-bandits, une commission d’enquête du Sénat rendait ses conclusions sur l’impact du narcotrafic en France.

Pendant six mois, les sénateurs ont auditionné plusieurs dizaines de spécialistes qui ont témoigné d’une corruption grandissante dans notre pays sur fond de trafic de drogue. Un phénomène qui prend « beaucoup d’ampleur », selon le président de la commission, le sénateur socialiste Jérôme Durain, une corruption très mal documentée et recensée – voire ignorée.

En 2023, 450 victimes du narcobanditisme ont été enregistrées en France, soit 57% de plus qu’en 2022. 157 tonnes de substances illicites ont été saisies par les forces de l’ordre en 2022. Avec un chiffre d’affaires annuel estimé entre 3,5 et 6 milliards d’euros, le narcotrafic représente environ 4.000 points de deal en France, 240.000 personnes qui en vivent directement ou indirectement.

Le 14 mai, la commission d’enquête a estimé dans son rapport que l’un des phénomènes les plus préoccupants qu’ils ont pu observer lors de leurs travaux, est la montée en puissance de la corruption qui pèse sur les services de l’État. Selon le sénateur LR du Rhône Étienne Blanc, «la corruption est ce qui nous achemine vers un statut de narco-État», c’est-à-dire un État dans lequel le narcotrafic a une influence sur la puissance publique.

Un état des lieux partagé par les experts

Selon le sénateur Étienne Blanc, rapporteur de la commission, « la France est de plus en plus impactée » par le narcotrafic alors que des quantités de drogue astronomiques circulent sur le territoire. Selon lui, la corruption est un véritable venin dont le gouvernement ne semble pas avoir encore pris la mesure.

Dans son rapport 2024 sur « L’état de la menace liée au trafic de stupéfiants », l’office antistupéfiants (Ofast) évoque un « phénomène particulièrement inquiétant ». Le rapport décrit des réseaux qui agissent comme de véritables services de renseignement autonomes, visant des « agents intermédiaires [qui] ont en commun une capacité à accéder à des lieux ou à des données primordiales pour favoriser la réussite de l’entreprise criminelle ».

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Selon les statistiques agrégées par l’Agence française anticorruption (AFA), les atteintes à la probité étaient de 628 (dont 170 faits de corruption) en 2016 contre 801 (dont 248) en 2021, soit une augmentation de 46 % des seuls faits de corruption en cinq ans.

Devant la commission, Émile Diaz, ancien membre de la French Connection, le formulait de cette façon : « Je vous le dis tout net : sans la corruption, il n’y a pas de trafic. Le trafic est basé sur la corruption ». Même constat pour le chef de l’inspection générale de la gendarmerie nationale et ancien juge d’instruction, Jean-Michel Gentil : « La corruption est un instrument indispensable pour les trafiquants ».

Pour la responsable de l’Ofast, la corruption est un « véritable outil de la criminalité organisée et des trafiquants de stupéfiants en particulier ». Selon elle, qu’elle soit publique ou privée, la corruption permet aux trafics de prospérer.

Une emprise sous-estimée de la « narco-corruption »

Selon la commission d’enquête, l’évolution de la corruption due au narcotrafic est à la fois sous-estimée – le décompte des faits de corruption est incomplet – et mal documentée. Les travaux du Groupe d’États contre la corruption (Greco) du Conseil de l’Europe et les auditions menées par la commission pointent du doigt que la corruption menée par les organisations criminelles est peu, voire pas prise en compte sérieusement par les acteurs publics français.

En dépit d’une prise de conscience récente des services de police, de gendarmerie et des douanes avec les opérations Place nette XXL, la France a accumulé un « préoccupant retard » dans la prise en compte de la corruption parmi ses agents publics et privés, selon le rapport.

Isabelle Jégouzo, directrice de l’AFA, relève que les faits commis par les personnes corrompues par les narcotrafiquants « ne sont pas toujours identifiés en tant que tels et ne font pas toujours l’objet de poursuites. » Par ce manque de qualification judiciaire, il est fort probable que les faits de corruption sont, en réalité, beaucoup plus importants parmi les agents publics.

Selon le procureur de la République de Bayonne, Jérôme Bourrier, auditionné par les sénateurs, la corruption est une arlésienne en France : « Tout le monde en parle, mais il y a peu de dossiers aboutissant à une condamnation. Cela tient à la difficulté de cette qualification, qui demande de démontrer un pacte de corruption, ce qui est complexe. » La corruption en lien avec le trafic de stupéfiants est pourtant, selon lui, un point de vigilance majeur pour les autorités françaises.

Aucune profession n’est épargnée

Selon la procureure de la République de Rouen, Laure Beccuau, lors de son audition en décembre, la corruption permet aux réseaux du narco-banditisme de gangrener toutes les strates de la sphère privée et publique, parfois jusqu’à l’édifice judiciaire.

« Cette capacité de corruption est à prendre en compte, c’est un danger majeur de la grande criminalité organisée. On le voit dans les affaires avec les dockers, les policiers, les douanes, les greffiers, les agents pénitentiaires… », continue Laure Beccuau.

Elle évoque également « les dirigeants des entreprises de transports », qui peuvent faciliter l’acheminement des produits, mais aussi les professions assermentées. « Les notaires pour qu’ils ne fassent pas de déclaration de soupçon à Tracfin, les banquiers, les avocats qui, faisant fi du secret professionnel, peuvent révéler ce qu’il y a au dossier », énumère la magistrate.

Selon Stéphanie Cherbonnier de l’Ofast, la corruption peut prendre des formes variées : « Elle peut être subie, avec des menaces envers un agent public, notamment si des membres de sa famille ont été identifiés par l’organisation criminelle ».

La corruption tend aussi à s’étendre aux élus, poussant la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) à considérer dans une note que « la corruption des élus par le milieu de la criminalité organisée doit constituer un sujet majeur de préoccupation ».

Selon Transparency International, une ONG internationale qui travaille depuis des années sur les liens entre la corruption et le narcotrafic, les élus seraient les principaux concernés par la corruption, puisque 39 % des affaires de corruption survenues en France en 2023 concernent des élus municipaux. Ils peuvent, par exemple, faire entrer dans leur conseil municipal les membres d’une fratrie impliquée dans le trafic de drogue, qui aident à administrer une ville en même temps qu’ils continuent leur trafic.

Ce que vise les narcotrafiquants à travers la corruption

Selon le rapport du Sénat, les narcotrafiquants cherchent à consulter de façon illicite les fichiers des forces de l’ordre les concernant. La procureure adjointe de la République de Lille, Virginie Girard, précise que les fichiers SIV (système d’immatriculation des véhicules), FOVeS (fichier des objets et des véhicules volés) ou FPR (fichier des personnes recherchées) sont particulièrement visés.

Les fichiers ne sont pas les seules informations recherchées par les narcotrafiquants selon la cheffe du service de l’inspection générale de la police nationale, Agnès Thibault-Lecuivre : « Ces organisations criminelles sont également intéressées par les informations détenues par les services d’investigation : l’avancement d’une procédure, les programmations d’interpellation, de perquisition, avec des précisions sur les lieux, les jours et les heures ; tout cela suscite la convoitise des organisations criminelles ».

Des informations qui, comme dans le cas du braquage du fourgon pénitentiaire au péage d’Incarville dans l’Eure le 14 mai, peuvent permettre de savoir l’heure et le lieu de sortie d’un délinquant faisant partie d’un réseau de narcotrafiquants. Le résultat de cette corruption est très concret, la mort tragique de deux agents pénitentiaires dans l’exercice de leur fonction.

La gestion des badges d’accès dans les zones portuaires sensibles – premier point d’entrée de la drogue sur le continent européen – est aussi un enjeu majeur de la corruption, les narcotrafiquants recherchant des moyens de pénétrer facilement dans les ports pour envoyer ou récupérer leur marchandise. Selon Agnès Thibault-Lecuivre, il y a peu de dispositifs mis en place pour vérifier que la personne détentrice d’un tel badge est bien son titulaire officiel et il est difficile de savoir combien de badges sont en circulation.

L’urgence d’un plan anti-corruption à la hauteur des enjeux

La menace d’une déstabilisation de la France par des réseaux de narcotrafiquants devient plus que jamais une réalité. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a affirmé au cours de son audition devant le Sénat le 10 avril, que l’ « on peut très bien penser, comme le montre l’histoire de l’Amérique du Sud, que demain des organisations criminelles puissent acheter des partis, présenter et financer des candidats ». Le ministre de l’Intérieur fait aussi le lien entre le trafic de drogue et la corruption, soulignant comment les profits de la drogue sont utilisés pour corrompre des fonctionnaires et des membres de la société civile, ce qui affaiblit les institutions.

La commission d’enquête estime que les autorités concernées doivent rapidement mettre en place un véritable plan anti-corruption. Selon le président de la commission, il faut faire de l’Ofast une DEA à la française avec des pouvoirs judiciaires centralisés et étendus afin d’agir plus concrètement contre le trafic de drogue en France.

Il importe également, selon le rapport, que les faits de corruption, même de « basse intensité », soient clairement identifiés comme tels, pour permettre de prendre la mesure quantitative et qualitative d’un phénomène qui reste encore largement sous-estimé, et sanctionner plus durement les agents publics ou privés impliqués.

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