Les pertes cruelles que viennent de subir nos Armées – et qui ne seront hélas pas les dernières –, ont donné à certains l’occasion de s’interroger sur le bien-fondé de la présence militaire française au Sahel. Cette démarche est légitime, mais à la condition de ne pas sombrer dans la caricature, les raccourcis ou l’idéologie.
Trois points doivent être soulignés :
1) Dupliquées d’un logiciel datant des années 1960-1970, les accusations de néocolonialisme faites à la France sont totalement décalées, inacceptables et même indignes. Au Sahel, nos Armées ne mènent en effet pas la guerre pour des intérêts économiques. En effet :
– La zone CFA dans sa totalité, pays du Sahel inclus, représente à peine plus de 1 % de tout le commerce extérieur de la France, les pays du Sahel totalisant au maximum le quart de ce 1 %. Autant dire que le Sahel n’existe pas pour l’économie française.
– Quant à l’uranium du Niger, que de fadaises et de contre-vérités entendues à son sujet puisqu’en réalité, il ne nous est pas indispensable. Sur 63 000 tonnes extraites de par le monde, le Niger n’en produit en effet que 2900… C’est à meilleur compte, et sans nous poser des problèmes de sécurité, que nous pouvons nous fournir au Kazakhstan qui en extrait 22 000 tonnes, soit presque dix fois plus, au Canada (7000 t.), en Namibie (5500 t.), en Russie (3000 t.), en Ouzbékistan (2400 t.), ou encore en Ukraine (1200 t.), etc.
– Pour ce qui est de l’or du Burkina Faso et du Mali, la réalité est qu’il est très majoritairement extrait par des sociétés canadiennes, australiennes et turques.
2) Militairement, et avec des moyens qui ne lui permettront jamais de pacifier les immensités sahéliennes, mais là n’était pas sa mission, Barkhane a réussi à empêcher la reformation d’unités jihadistes constituées. Voilà pourquoi, pariant sur notre lassitude, les islamistes attaquent les cadres civils et les armées locales, leur objectif étant de déstructurer administrativement des régions entières dans l’attente de notre départ éventuel, ce qui leur permettrait de créer autant de califats. Notre présence qui ne peut naturellement empêcher les actions des terroristes, interdit donc à ces derniers de prendre le contrôle effectif de vastes zones.
3) Nous sommes en réalité en présence de deux guerres :
– Celle du nord ne pourra pas être réglée sans de véritables concessions politiques faites aux Touareg par les autorités de Bamako. Egalement sans une implication de l’Algérie, ce qui, dans le contexte actuel semble difficile. Si ce point était réglé, et si les forces du général Haftar ou de son futur successeur tenaient effectivement le Fezzan, les voies libyennes de ravitaillement des jihadistes auxquelles Misrata et la Turquie ne sont pas étrangères, seraient alors coupées. Resterait à dissocier les trafiquants des jihadistes, ce qui serait une autre affaire…
– Au sud du fleuve Niger les jihadistes puisent dans le vivier peul et dans celui de leurs anciens tributaires. Leur but est de pousser vers le sud afin de déstabiliser la Côte d’Ivoire. Voilà pourquoi notre effort doit porter sur le soutien au bloc ethnique mossi. Aujourd’hui comme à l’époque des grands jihad peul du XIXe siècle (là encore, voir mon livre sur les guerres du Sahel), il constitue en effet un môle de résistance. Le renforcement des défenses du bastion mossi implique d’engager à ses côtés les ethnies vivant sur son glacis et qui ont tout à craindre de la résurgence d’un certain expansionnisme peul abrité derrière le paravent du jihadisme. Cependant, si les jihadistes régionaux sont majoritairement Peul, tous les Peul ne sont pas jihadistes. Ceci fait que, là encore, il sera nécessaire de « tordre le bras » aux autorités politiques locales pour que des assurances soient données aux Peul afin d’éviter un basculement généralisé de ces derniers aux côtés des jihadistes. Car, et comme je l’ai écrit dans un ancien numéro de l’Afrique Réelle : « Quand le monde peul s’éveillera, le Sahel s’embrasera ». Il y a donc urgence.
Par-delà les prestations médiatiques des « experts », une chose est donc claire : la paix au nord dépend des Touareg, la paix au sud dépend des Peul. Tout le reste découle de cette réalité. Dans ces conditions, comment contraindre les gouvernements concernés à prendre en compte cette double donnée qui est la seule voie pouvant conduire à la paix ?
Spécialiste de l’Afrique où il a vécu et enseigné plusieurs années, Bernard Lugan est un chercheur et un historien français né à Meknès, dans le nord du Maroc, en 1946. Auteur de plusieurs ouvrages dont la plupart s’intéressent au continent africain, il a été maître de conférences à l’université de Lyon III et a également enseigné à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (ESM), à l’École de guerre et à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Docteur en histoire et docteur ès lettres, Bernard Lugan a fait partie des experts siégeant auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).
Cet article a été initialement publié sur le blog des cours de Bernard Lugan le 28 novembre 2019.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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