Prenant les « opacificateurs » à leur propre jeu du secret, le consortium de journalistes à l’origine des « Paradise Papers » ne fait pas que révéler des pratiques d’optimisation fiscale pour le moins agressives et généralisées. Il montre aussi à quel point ces pratiques sont le fruit d’un processus d’industrialisation de l’opacité financière.
Nul pays et nul secteur d’activité ne semblent désormais épargnés par le phénomène. Cela montre à quel point l’établissement de listes noires est une impasse stratégique majeure dans la lutte que les États les plus lésés annoncent mener, au-delà du nombre parfois ridicule des pays qui y sont inscrits. Cela montre aussi que nous nous sommes habitués aux scandales à répétition, aux rapports dénonçant l’inertie des États dans le domaine (malgré des avancées notables, y compris dans l’Union européenne), mais aussi aux chiffres eux-mêmes. On estime en effet que la seule optimisation fiscale des entreprises génère un manque à gagner pour les États membres de l’UE de 50 à 70 milliards d’euros par an.
Il n’empêche que dans un contexte d’austérité budgétaire accrue et de hausse des inégalités au profit essentiellement des « premiers de cordée », la compréhension de la logique économique derrière ces pratiques demeure assez claire : le marché de l’optimisation fiscale est un marché de l’offre d’opacité, où quelques très gros participants organisent, parce que c’est rentable, une pièce déjà connue depuis près d’un siècle. Qui sont ces participants ? Que permettent ces pratiques ? Et comment peut-on les interpréter ?
Outre les bénéficiaires finaux que sont pour l’essentiel les ménages les plus fortunés et les entreprises les plus puissantes de la planète (les acteurs), les participants de cette pièce sont de deux types. D’abord, les décorateurs, souvent regroupés sous le vocable de « paradis fiscaux », de destination ou de transit. Ensuite, les éclairagistes de cette pièce sont les intermédiaires financiers au sens large, qui agissent essentiellement dans le second type de juridiction.
Ne pas oublier le décor
Dans une publication récente disponible non pas dans une revue économique mais sur le site de la revue Nature, dont on ne peut contester le sérieux et la scientificité, on découvre en effet qu’il existe deux types de paradis fiscaux, aux contours et aux fonctions bien différentes.
Les premiers sont des lieux de destination finale des revenus échappant à l’impôt. Ils commercialisent leur souveraineté fiscale pour attirer et retenir les capitaux étrangers. Il est vrai qu’ils n’ont pas grand-chose à offrir sinon. Ce sont le plus souvent de petites économies insulaires, très attirantes car prélevant un impôt sur les sociétés le plus souvent proche de zéro. Elles sont aussi connectées de manière privilégiée à un pays de transit. Dans le palmarès se retrouvent ainsi à la première place les Îles Vierges Britanniques, Jersey, les Bermudes, les Îles Caïmans, et plus surprenant, Taïwan ou le Luxembourg et ses célèbres rescrits fiscaux…
Les seconds sont souvent en dessous des radars, alors qu’ils concentrent l’essentiel de l’activité d’opacification financière. Ils ont pour fonction de permettre l’aiguillage des flux financiers liés à ces pratiques vers les pays de destination. En particulier, ces pays imposent de très faibles taxes aux transferts de capitaux, quels qu’ils soient (rapatriement de dividendes, royalties, paiements d’intérêts, etc.). Ils bénéficient aussi de nombreuses conventions fiscales avec d’autres grands pays. Enfin, ils ont des systèmes juridiques particulièrement adaptés à la production transnationale ainsi qu’une main-d’œuvre spécialisée hautement qualifiée et compétente dans ces domaines. Au sommet du classement, on retrouve sans surprise les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Suisse, Singapour et l’Irlande.
Inutile d’insister sur ce point, mais on comprendra facilement pourquoi la « lutte » contre les paradis fiscaux s’est toujours essentiellement portée sur les juridictions du premier type (l’arrière-plan) et non sur celle du second (le premier plan), et pourquoi depuis peu elle se tourne vers les éclairagistes de cette pièce, véritables virtuoses de l’opacité financière : les intermédiaires.
Deux types d’éclairagistes
Ici aussi, deux catégories sont à noter. D’abord, les grandes banques internationales. Elles sont en première ligne dans l’offre d’opacité financière, au contact des bénéficiaires. Moyennant des commissions juteuses sur les montages complexes qu’elles proposent, elles maintiennent par ce biais leur rentabilité mise à mal par la crise financière. Rien que pour le cas des grandes banques européennes, qui doivent depuis peu se conforter au reporting pays par pays, il apparaît qu’elles concentrent un quart de leurs bénéfices déclarés dans les paradis fiscaux, soit près de 25 milliards d’euros, alors qu’elles n’y déclarent que 12 % de leur chiffre d’affaires et seulement 7 % de leurs employés. On note aussi de manière intéressante que les banques européennes choisissent avec soin leur implantation internationale. Par exemple, l’État du Delaware concentre à lui seul 59 % des implantations de filiales de banques européennes aux États-Unis, dont 42 % dans le même bâtiment…
Ensuite, les compagnies d’audit, et au premier rang desquelles les Big Four. Traditionnellement considérées comme des entreprises du chiffre, elles sont en fait de plus en plus les sous-traitants de premier rang des banques et sous-traitent elles-mêmes certains éléments de leur offre, notamment à des cabinets spécialisés comme celui en cause dans les Paradise papers. Elles proposent les montages sophistiqués et personnalisés aux clients des banques, moyennant là encore de juteuses commissions sur les gains réalisés.
Les activités liées à la fiscalité du Big Four représentent désormais près 30 milliards de dollars par an, soit 23 % de leur activité mondiale. Plus intéressant encore, même si 43 % de leurs employés sont dans un pays du G7, on observe une forte sur-représentation dans les paradis fiscaux par rapport à la taille de leur population. On retrouve ainsi dans le top 25 le Luxembourg à la première place, 5 juridictions qui dépendent de la couronne britannique (comme le Îles Caïmans) et le Royaume-Uni lui-même, mais aussi quatre juridictions qui dépendent des Pays-Bas (Bonaire, Saint Martin, Aruba et Curaçao). On peut comprendre dès lors aussi pourquoi la Commission européenne, qui marche sur des œufs avec deux de ses membres fondateurs sur ce point, a décidé en 2016 non pas d’interdire ces pratiques, mais de les rendre plus transparentes.
Des virtuoses du clair-obscur financier
L’originalité de cette industrie de l’opacité financière n’est pourtant pas de simplement soustraire à l’impôt une partie des revenus des activités des firmes transnationales. Cela serait d’ailleurs fort logiquement assimilé à de la fraude fiscale pure et simple. Il s’agit plutôt d’éclairer les flux financiers de telle sorte que les États sont dans l’impossibilité légale de les taxer. Face à cette offre d’opacité financière, la demande est en effet particulièrement exigeante.
Il s’agit en particulier dans un premier temps de pouvoir posséder et ne pas posséder en même temps. Un certain nombre d’outils, comme les Trusts, permettent ainsi de faire disparaître la responsabilité du vrai bénéficiaire du dispositif. Par exemple Kazaa utilisait la juridiction du Vanuatu au profit officiel du Comité international de la Croix-Rouge (sans que ce dernier le sache) mais en réalité à celui de ses seuls administrateurs, qui ont pu bénéficier ainsi de près de 60 millions de dollars de recettes publicitaires par an.
Il s’agit aussi, dans un deuxième temps, de pouvoir emprunter sans s’endetter, et donc d’augmenter le levier du crédit en transférant le risque à d’autres entités localisées dans des paradis fiscaux et qui disparaissent des radars des agences de notation financière. Quand Enron a fait faillite, par exemple, on a ainsi découvert pas moins de 3 000 entités qui s’endettaient pour cette entreprise.
Il s’agit, dans un troisième temps, de pouvoir déclarer des profits importants pour les actionnaires (book profits) et en même temps des profits faibles pour les autorités fiscales (tax profits). Par exemple, la Deutsche Bank a déclaré une perte globale en Allemagne de 6,1 milliards d’euros en 2015, mais un bénéfice peu taxé de 1,2 milliard au Luxembourg, quand Goldman & Sachs déclarait la même année un bénéfice de 100 millions de dollars aux Îles Caïmans, sans y déclarer un seul employé…
Enfin, dans un quatrième temps, ces pratiques permettent de transformer un investissement national en investissement direct à l’étranger. Le cas de la Chine est à ce propos très troublant, puisqu’elle reçoit une proportion anormalement élevée d’IDE en provenance officiellement de Hong Kong, des Îles vierges britanniques, des Îles Caïmans, de Samoa ou de l’Île Maurice.
Des pratiques au cœur des transformations du capitalisme contemporain
Malgré leur légalité pour le moment non remise en cause dans la plupart des cas, toutes ces pratiques d’optimisation fiscale illustrent les nouvelles dynamiques de l’économie mondiale. Au niveau micro-économique, celui des acteurs eux-mêmes, derrière les chaînes de valeur globales, dont la littérature se cesse de fleurir depuis une décennie, se cachent des chaînes de richesses globales. Ces dernières orientent les flux financiers liés aux premières, et permettent de construire des avantages compétitifs décisifs pour les grandes firmes transnationales.
Au niveau macro-économique, il est permis de penser que la croissance mondiale est en danger du fait de ces pratiques. Elles rendent encore plus difficile l’estimation des richesses produites dans un pays (donc l’évaluation de l’efficacité de telle ou telle politique économique). Elles facilitent la concentration de la distribution des profits au détriment de l’investissement productif. Elles rendent plus difficile encore la perception de l’endettement des acteurs privés, dont on sait que c’est une des causes probablement les plus importantes de l’instabilité financière. Elles limitent enfin la capacité des États à financer les politiques de stabilisation indispensables dans ce contexte d’augmentation de l’instabilité financière.
L’ironie, dans cette affaire, est que les intermédiaires financiers mis en cause dans ces pratiques d’opacification financière sont aussi les mêmes qui sont au cœur des transformations des normes financières internationales. Transformations dont le leitmotiv est plus de transparence…
Grégory VANEL, Professeur d’économie, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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