Bruxelles a annoncé le 3 avril des enquêtes visant des groupes chinois dans l’énergie solaire, dont le numéro un mondial du secteur, soupçonnés d’avoir reçu des subventions faussant la concurrence dans le marché européen, sur fond de tensions commerciales entre la Chine et l’UE. Pour ne rien arranger, les Vingt-Sept préparent le Règlement sur l’interdiction sur le marché de l’Union européenne des produits issus du travail forcé.
Après l’automobile ou le rail, l’UE se penche sur l’industrie photovoltaïque : ces enquêtes sont lancées alors que les Vingt-Sept cherchent à muscler leurs parcs d’énergies renouvelables tout en réduisant leur forte dépendance à la Chine dans l’éolien et le solaire. Les procédures, visant deux consortiums distincts, s’inscrivent dans le cadre de nouvelles règles entrées en vigueur mi-2023 pour empêcher les subventions de pays tiers soupçonnées de créer une concurrence déloyale dans l’UE dans le cadre d’appels d’offres.
Le premier consortium faisant l’objet de l’enquête se compose donc du groupe Enevo et de Longi Solar Technologie GmbH. Enevo Group, chef de file du consortium, est un prestataire de services d’ingénierie et de conseil établi en Roumanie. Longi Solar Technologie GmbH est une filiale allemande nouvellement créée, détenue à 100 % et entièrement contrôlée par Longi Green Energy Technology Co., Ltd, qui est un fournisseur majeur de solutions solaires photovoltaïques, cotée à la Bourse de Hong Kong.
Le deuxième consortium visé par l’enquête se compose de Shanghai Electric UK Co. Ltd. et de Shanghai Electric Hong Kong International Engineering Co. Ltd. Les deux sociétés sont détenues et contrôlées à 100 % par Shanghai Electric Group Co. Ltd, une entreprise publique de la République populaire de Chine. Elle est détenue et contrôlée en dernier ressort par le comité de surveillance et de gestion de l’industrie publique de Shanghai, une entité publique qui est subordonnée au gouvernement populaire central chinois.
Ces deux consortiums sont candidats pour concevoir, construire et exploiter un parc photovoltaïque en Roumanie, d’une puissance installée de 110 MW, partiellement financé par des fonds européens.
Deux consortiums « ont bénéficié de subventions étrangères » anti-concurrentielle
Or, la nouvelle réglementation oblige les entreprises à notifier à Bruxelles leur participation à des appels d’offres publics dans l’UE « dont la valeur estimée dépasse 250 millions d’euros, et si elles ont bénéficié d’« au moins 4 millions d’euros de subventions financières étrangères au cours des trois années précédentes ». « À la suite d’un examen préliminaire, la Commission a estimé justifié d’ouvrir des enquête approfondies, car il existe des éléments suffisants indiquant que (ces groupes) ont bénéficié de subventions étrangères faussant les conditions du marché intérieur » au détriment d’autres entreprises, souligne-t-elle.
Bruxelles avait ouvert mi-février sa première enquête dans le cadre de la nouvelle réglementation anti-subventions, visant CRRC Qingdao Sifang Locomotive Co, une filiale du constructeur ferroviaire chinois CRRC, numéro un mondial du secteur. Ce groupe étatique, candidat pour la fourniture de trains électriques en Bulgarie, s’était finalement retiré fin mars de l’appel d’offres. Dans un autre cadre réglementaire, l’UE a lancé en septembre une enquête sur les subventions publiques chinoises aux automobiles électriques, afin de défendre l’industrie européenne face à des prix jugés « artificiellement bas ».
« Préserver la sécurité économique et la compétitivité de l’Europe »
L’exécutif européen, qui dispose de quatre mois pour trancher, pourra soit donner son feu vert, soit interdire aux entreprises épinglées de participer à l’appel d’offres roumain, soit accepter les mesures proposées par les groupes eux-mêmes pour remédier à une éventuelle distorsion. « L’ouverture d’une enquête approfondie ne préjuge pas de son issue », insiste Bruxelles.
Pour Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur : « Les deux nouvelles enquêtes approfondies sur les subventions étrangères dans le secteur des panneaux solaires visent à préserver la sécurité économique et la compétitivité de l’Europe en veillant à ce que les entreprises de notre marché unique soient véritablement compétitives et équitables ». L’UE s’est fixée comme objectif d’atteindre au moins 42,5% d’énergies renouvelables dans sa consommation d’ici 2030, contre 22% actuellement.
L’offre excédentaire a en effet conduit à un effondrement de ces prix. « Les coûts des panneaux solaires bas de gamme sur le marché de gros sont autour de 9 centimes par watt-crête fin janvier 2024, en baisse de 52,6 % par rapport à fin janvier 2023 », partage David Gréau, secrétaire général d’Enerplan, syndicat français des professionnels de l’énergie solaire. Cela a entraîné une baisse similaire de 53,3 % sur les panneaux « mainstream » et de 42,5 % sur les panneaux « haute efficacité », partage-t-il, évoquant les chiffres de pvXchange. Cet effondrement laisse les fabricants européens avec d’importants stocks d’invendus. Selon Žygimantas Vaičiūnas, ce stock représenterait environ 0,8 GW de capacités solaires.
Réduire la dépendance aux importations chinoises
Matthieu Combe Journaliste Scientifique – fondateur de Natura Sciences dans Énergie sonnait l’alerte début février en indiquant que face à la concurrence chinoise qui inonde le marché européen de panneaux solaires à bas prix depuis quelques mois, les acteurs européens appellent à des mesures d’urgence. La crise touche de nouveau la filière européenne du photovoltaïque en construction. Le Conseil européen de l’industrie solaire (ESMC) demande à la Commission européenne des mesures d’urgence. Cette organisation professionnelle, qui représente les fabricants européens de panneaux solaires, mettait en garde contre les risques de délocalisation à l’étranger et de faillite de ses membres dans les deux prochains mois. « Nous avons besoin d’un soutien politique et financier actif dès maintenant », avertissait Johan Lindahl, secrétaire général de l’ESMC. « Sans mesures d’urgence, nous sommes sur le point de perdre plus de 50 % des capacités modernes de production de modules solaires photovoltaïques de l’UE au cours des deux prochains mois », alerte Žygimantas Vaičiūnas, directeur politique à l’ESMC qui appelle également à établir un mécanisme de rachat de leurs stocks accumulés dans l’UE et à financer les projets utilisant des modules solaires photovoltaïques produits par l’UE.
Pour sa part, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) dans un rapport paru en juillet dernier, détaille l’hégémonie absolue de la Chine dans l’approvisionnement mondial du photovoltaïque solaire : elle concentre plus de 80% de l’industrie mondiale, 70% de la production des panneaux solaires et 97% des plaquettes de silicium nécessaires à leur fabrication. La seule vente des panneaux solaires lui a rapporté 30 milliards de dollars l’an dernier.
L’UE importe 97% de ses panneaux solaires, pour l’essentiel du géant asiatique, selon Bruxelles. Une offre mondiale fortement excédentaire et des importations massives maintiennent les fabricants européens sous forte pression. Préoccupée par la concurrence des véhicules électriques chinois sur le marché européen et pressée par la France, la Commission européenne a annoncé en septembre l’ouverture d’une enquête sur le soutien et les subventions des autorités chinoises aux constructeurs nationaux d’automobiles électriques.
En 2022, le déficit commercial de l’UE avec la Chine s’élevait au chiffre record de 390 milliards d’euros, doublant en à peine deux ans. La France, de son côté, affiche un déficit commercial de 41 milliards d’euros et l’Allemagne réalise un déficit commercial structurel depuis trente-cinq ans, qui s’est fortement creusé pendant la pandémie de Covid-19, avant de se stabiliser à 59 milliards d’euros en 2023
L’économie chinoise déborde de stocks
Des usines, souvent largement subventionnées qui débordent de stocks. Des produits écoulés à l’exportation, à des prix souvent imbattables, avec des technologies toujours plus pointues : panneaux solaires, batteries, véhicules électriques, biotechnologies… Voilà de quoi inquiéter l’Europe à plus d’un titre. L’UE s’est accordée en février sur des allègements réglementaires qui doivent renforcer la compétitivité de ses technologies vertes face à la Chine et aux États-Unis et bien évidemment la Chambre de commerce chinoise dans l’UE s’est dite mercredi « gravement préoccupée » par ces enquêtes, exprimant son « sérieux mécontentement face (…) à l’usage de ce règlement comme nouvel outil de coercition économique » dans les technologies vertes…
« Nous encourageons la répression, le travail forcé et l’assimilation des Ouïghours, c’est-à-dire l’État policier chinois »
Selon le Global Slavery Index de 2023, la fabrication de panneaux solaires est la quatrième catégorie de produits exposés au travail forcé la plus importée par les pays du G20, derrière l’électronique, les vêtements et l’huile de palme, 45% du polysilicium utilisé dans le monde entier pour les installations photovoltaïques proviendraient de la province du Xinjiang. C’est ce que constate Laura Murphy, professeure des droits de l’homme et de l’esclavage moderne à l’université de Sheffield (GB), dans un rapport publié en 2021. Au total, la Chine fournirait 80% des besoins mondiaux en polysilicium pour les installations photovoltaïques.
Presque tous les panneaux solaires fabriqués en Chine utilisent du polysilicium fabriqué au Xinjiang et même si les panneaux solaires sont fabriqués en dehors de la Chine, il est probable qu’ils utilisent du polysilicium produit au Xinjiang. Près de la moitié de la production mondiale de polysilicium est assurée par quatre usines situées dans la région du Xinjiang, à proximité de camps de « rééducation ». Il est donc fort probable que des Ouïghours détenus dans des centres de détention soient contraints d’y travailler.
Selon Adrian Zenz, célèbre chercheur allemand spécialiste des Ouïghours, la plupart des entreprises de la province du Xinjiang qui fabriquent du polysilicium pour les installations solaires tirent parti du système de travail forcé. Il a déclaré au journal Frankfurter Allgemeine : « Nous devons être conscients qu’en développant le photovoltaïque sous sa forme actuelle, nous encourageons la répression, le travail forcé et l’assimilation des Ouïghours, c’est-à-dire l’État policier chinois. »
Travail forcé au Xinjiang : les États-Unis fer de lance de la lutte
À partir du dossier très sensible des Ouïghours en Chine. Joe Biden a signé en 2021 une loi qui interdit « les importations en provenance de la région autonome ouïgoure du Xinjiang et impose des sanctions aux personnes étrangères responsables du travail forcé dans la région ». Cette « loi sur la prévention du travail forcé des Ouïghours » (UFLPA) est officiellement entré en vigueur le 21 juin 2021 et a déjà déstabilisé de nombreuses marques dont les fournisseurs sont liés à des sociétés travaillant au Xinjiang. Ainsi les produits fabriqués en tout ou partie dans cette province chinoise ne peuvent plus entrer sur le marché américain, à moins que les entreprises ne soient en mesure d’apporter la preuve qu’ils n’ont pas été fabriqués avec du travail forcé. Une première mondiale. Trois produits sont particulièrement ciblés : le coton, dont le Xinjiang est l’un des grands producteurs mondiaux, les tomates et le polysilicium, un matériau utilisé dans la production de panneaux photovoltaïques.
De nombreuses entreprises solaires ont également des liens avec le Corps de production et de construction du Xinjiang (CPCX) , qui a été pénalisé par l’administration Trump pour violations des droits de l’homme.
Pékin est accusé par les pays occidentaux d’enfermer massivement les Ouïghours, une communauté à majorité musulmane et turcophone de l’ouest de la Chine, dans de vastes camps de travail situés dans cette province. Dans un communiqué publié dans la foulée de la signature de la loi par le président américain, le secrétaire d’État, Antony Blinken, avait renouvelé ses accusations de « génocide » et de « crimes contre l’humanité ». « Nous continuerons à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour restaurer la dignité de ceux qui aspirent à être libérés du travail forcé », expliquait-il.
Produits issus du travail forcé interdits au plus tôt en 2027 pour l’UE
Le Conseil européen de l’industrie solaire demande de créer un cadre temporaire pour les deux à trois ans à venir, avant l’entrée en vigueur des mesures prévues dans le cadre du règlement pour une industrie « zéro net » et du Règlement sur l’interdiction sur le marché de l’Union des produits issus du travail forcé. Ce cadre vise notamment à réserver 30 % des appels d’offres d’énergies renouvelables européens (ou 6 GW) aux produits fabriqués en Europe. Il doit être validé par le Parlement en avril prochain et sera effectif 18 mois après l’entrée en vigueur du règlement.
« La prévalence des produits issus du travail forcé sur notre marché devient de plus en plus évidente, en particulier issus du travail forcé des Ouïghours. Cette situation est inacceptable. Nous ne pouvons plus fermer les yeux sur ce qui se passe dans nos chaînes d’approvisionnement » a commenté l’eurodéputée socialiste Maria-Manuel Leitão-Marques, co-rapporteure du dossier. L’interdiction de l’UE du travail forcé entrera en vigueur au plus tôt en 2027, après un délai de trois ans.
Et les panneaux solaires en France ?
Sur les installations importantes comme les parcs solaires, les fabricants doivent ainsi répondre à des appels d’offre auprès de la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Les critères de choix sont principalement le prix mais aussi l’empreinte carbone de la supply chain. « C’est quelque chose de très différenciant par rapport aux autres pays » assure Alexandre Roesch, délégué général du Syndicat des énergies renouvelables (SER), un organisme qui promeut les intérêts des industriels. « Si vous prenez du polysilicium du Xinjiang, impossible d’avoir la certification » tranche Gisèle Bovo, responsable Qualité et Certification. « Le certificat a créé une barrière à l’entrée et seules les entreprises les plus vertueuses peuvent candidater » poursuit Gisèle Bovo, précisant que la prochaine tranche d’appels d’offres sera plus sévère encore.
Origine du polysilicium pour les appels d’offres publiques en France (CRE4) © Certisolis (appels d’offres 2017 – 2021)
Mais en dehors des appels d’offres publics, la situation est beaucoup moins nette. Un constructeur chinois peut très bien avoir plusieurs filières, plus ou moins vertueuses. Par exemple, les panneaux solaires vendus en France chez Ikea sont fabriqués par le Chinois JA Solar…
Les derniers acteurs français du solaire en grande difficulté
« Il faut un plan de bataille pour le solaire » a récemment déclaré Bruno Lemaire devant les élus locaux et des acteurs de la filière, près de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence). Le ministre de l’Économie y était en déplacement avec Roland Lescure, ministre délégué en charge de l’Énergie. L’objectif de long terme a déjà été fixé par le président de la République : 100 GW (gigawatts) d’ici 2050. Aujourd’hui, ce niveau est inférieur à 20 GW. Il faut donc « accélérer », selon les mots du ministre de l’Économie.
L’un des axes principaux de la stratégie solaire consiste à créer une industrie française dans ce secteur. Installer 100 GW de panneaux solaires représente 20 milliards d’euros. Deux projets de giga-usines de panneaux – Carbon et Holosolis – actuellement en développement en France seront soutenues par l’État, notamment via le crédit d’impôt vert existant. Les acteurs existant devraient également bénéficier d’une plus grande attention, notamment pour « trouver des repreneurs lorsqu’ils sont en difficulté, comme c’est le cas actuellement ». En effet, les quelques acteurs français encore existants sont en difficulté, tel fabricant de panneaux Systovi, situé près de Nantes, qui cherche un repreneur.
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