Un des grands mystères auquel la physique s’attache à répondre est la prédominance de la matière sur l’antimatière dans l’Univers. L’expérience T2K (Tokai to Kamioka), qui a présenté ses travaux le 6 août dernier à l’occasion de la conférence internationale sur la physique des hautes énergies (International Conference on High Energy Physics), apporte des pistes de réponse. Ces résultats ont fait l’objet d’un article dans la revue Nature.
On appelle antimatière l’ensemble des antiparticules, partenaires des particules composant la matière classique – celle dont est faite notre monde. Une particule et son antiparticule s’annihilent mutuellement lorsqu’elles rentrent en contact : elles sont alors intégralement converties en énergie radiative, c’est-à-dire en photons.
Les observations actuelles sont formelles : l’antimatière a presque totalement disparu. Il en subsiste quelques quantités infimes dans l’Univers dit local, soit dans les rayons cosmiques soit produits en laboratoire. Or matière et antimatière sont supposées avoir été créées en quantité strictement égale juste après le Big Bang et auraient dû s’annihiler pendant la phase de refroidissement de ce dernier, ne laissant rien d’autre que pure énergie.
Notre existence tout entière ne peut donc s’expliquer que s’il existe une asymétrie entre matière et antimatière c’est-à-dire un comportement très différent entre certaines particules et antiparticules. Certaines observations allant dans ce sens ont déjà été faites pour des particules de matière et d’antimatière telle les kaons ou les mésons B – mais les différences de comportement observées ne sont pas suffisantes pour expliquer la prédominance de la matière dans notre Univers.
Une des explications possibles pourrait venir de l’existence de particules extrêmement lourdes qui se seraient désintégrées dans l’Univers primordial en produisant plus de matière que d’antimatière. Un des candidats les plus en vue serait un hypothétique partenaire du neutrino. Selon cette théorie, si les neutrinos et les antineutrinos se comportent différemment aujourd’hui, on peut penser qu’il est en de même pour leur partenaire super lourd. Cela pourrait expliquer la prédominance de la matière observée aujourd’hui.
Oscillation quantique
Les chercheurs de l’expérience T2K, installée au Japon, se sont penchés sur le phénomène d’oscillation quantique des neutrinos et des antineutrinos c’est-à-dire la capacité de ces derniers à se transformer entre les trois différentes espèces connues pendant leur propagation. Pour ce faire, ils ont utilisé un faisceau très intense et très pur de neutrinos muoniques créé à l’aide de l’accélérateur du J-PARC (Japan Proton Accelerator Research Complex) situé dans le village de Tokaimura sur la côte est du Japon. Ce faisceau est caractérisé par un ensemble de détecteurs proches localisé à 280 mètres de leur lieu de production. Il est dirigé vers le détecteur Super-Kamiokande – installé près du village de Kamioka (côte ouest) – un détecteur souterrain rempli de 50 000 tonnes d’eau à 295 km de distance.
L’équipe de recherche s’est ensuite intéressée au nombre de neutrinos électroniques étant apparus pendant le voyage du complexe de détecteurs proches jusqu’au détecteur Super-Kamiokande. Un nombre significatif de neutrinos électroniques a été observé au détecteur lointain – preuve que les neutrinos muoniques se sont transformés au cours du voyage entre Tokai et Kamioka. L’expérience a été répétée avec un faisceau d’antineutrinos muoniques.
Sous l’hypothèse que matière et antimatière se comportent exactement de la même manière dans le phénomène d’oscillation, les calculs théoriques indiquent que 24 neutrinos et 7 antineutrinos – l’antimatière étant plus difficile à produire et à détecter – auraient dû apparaître dans Super-Kamiokande après environ cinq années de prises de données. Le résultat observé est différent des prédictions puisque 32 neutrinos et 4 antineutrinos ont été détectés.
Quel crédit donner à ces premiers résultats ? En termes de statistique on peut dire que les prédictions théoriques et les observations sont compatibles à deux sigma. En d’autres termes, il existe une probabilité d’environ 1/20 que la différence observée entre des prédictions sans aucune différence entre matière et antimatière et l’observation faite par T2K soit le résultat d’une fluctuation statistique. Il faudra continuer d’accumuler des données pour confirmer les premiers résultats.
Les physiciens de T2K ont calculé qu’à la fin de la première phase de l’expérience en 2021, l’expérience aura accumulé environ 5 fois plus de données. Mais pour atteindre la limite des 3 sigma – c’est-à-dire une probabilité d’environ 1 sur 300 que le résultat soit dû à une fluctuation statistique – l’expérience T2K devra entrer dans une nouvelle phase d’amélioration et prendre des données jusqu’en 2025.
Une des règles empiriques fixées par la communauté est d’atteindre une précision statistique de cinq sigma (probabilité d’environ 1 sur 3 millions que le résultat soit dû à une fluctuation statistique) avant d’annoncer une découverte de façon formelle. Sauf cas extrêmement favorable – c’est-à-dire un comportement extrêmement différent entre matière et antimatière – c’est probablement la future génération d’expérience de mesure des oscillations qui permettra d’atteindre cette limite.
Trois saveurs
Pour expliquer le phénomène d’oscillation quantique, il faut revenir un instant sur ce que sont les neutrinos. Il existe trois types de neutrinos – on parle de saveurs – qui correspondent aux trois familles de leptons chargés : les électrons, les muons et les taus. Lorsque les neutrinos interagissent avec la matière, ils sont toujours accompagnés de leur lepton chargé associé. Les trois états de saveurs n’ont pas de masse bien définie. En réalité un état de saveur est un mélange – on parle de superposition quantique – de trois états de masse différents. Les états de masse se déplaçant à des vitesses légèrement différentes, la phase entre les états de masse – c’est-à-dire la proportion de chacun de ses états – change, ce qui peut induire un changement de saveur.
C’est le phénomène d’oscillation des neutrinos qui a donné la preuve que ceux-ci possèdent une masse, contrairement à ce qui était initialement prévu par le Modèle Standard de la physique des particules. Le prix Nobel de physique a été attribué en 2015 à deux scientifiques, le Japonais Takaaki Kajita et le Canadien Arthur B. McDonald, pour avoir mis en évidence le phénomène d’oscillation quantique des neutrinos dans leur expérience respectives Super-Kamiokande via la disparition des neutrinos muoniques atmosphériques et SNO via la disparition des neutrinos électroniques solaires. Cette découverte a été définitivement confirmée en 2011 par la mise en évidence du mécanisme d’apparition dans l’expérience T2K au Japon à laquelle participe une équipe de chercheurs du Laboratoire Leprince-Ringuet de l’École polytechnique/CNRS. Cette expérience a permis la première observation directe de la transformation des neutrinos muoniques en neutrinos électroniques.
Thomas Mueller, Chercheur au Laboratoire Leprince-Ringuet (CNRS/IN2P3) de l’École polytechnique, École Polytechnique – Université Paris-Saclay
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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