ENTRETIEN – Pierre Vermeren, historien et professeur des Universités en histoire contemporaine, est l’auteur de La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire (Texto, 2022) ; et de L’Impasse de la métropolisation, (Gallimard, Paris, 2021). Dans cet entretien, il analyse les raisons à l’origine du score historique du Rassemblement national lors des élections du 9 juin et les principaux facteurs expliquant la recomposition du paysage politique français depuis la dissolution de l’Assemblée nationale.
Epoch Times : Quelle est, selon vous, la raison principale qui explique le score du RN aux élections européennes ?
Pierre Vermeren : Il s’agit de la traduction électorale de ce que l’on avait appelé le mouvement des Gilets jaunes, c’est-à-dire une révolte des classes populaires et moyennes qui ne se sentent pas écoutées et qui s’appauvrissent depuis qu’a débuté la désindustrialisation. Une situation économique générale qui s’est aggravée depuis 2008 et, au cours des dernières années, avec la période d’inflation.
On assiste ainsi à une régression de la classe moyenne et à un gonflement des classes populaires, reléguées dans ce qu’on appelle la France périphérique. C’est pourquoi toutes les communes, à l’exception de celles des métropoles et de certaines petites zones touristiques très privilégiées (Le Touquet, Arcachon, Biarritz…), ont placé Jordan Bordella en tête lors du scrutin européen.
Pour vous, le pouvoir d’achat prime-t-il sur l’immigration ou l’insécurité dans le choix des électeurs du Rassemblement national ?
Si tout se cumule et s’additionne, il s’agit là de la cause fondamentale. Car le problème du pouvoir d’achat affecte des régions très différentes, pas nécessairement touchées de façon équivalente par le phénomène migratoire. La Bretagne est à ce titre éclairante. Dans la plupart des communes, alors qu’elles sont relativement épargnées par l’immigration qui se concentre depuis vingt ans dans les villes, le vote des électeurs s’est tout de même en premier lieu porté sur le RN.
Rappelons toutefois que la moitié des Français n’ont pas voté lors des élections européennes. La France était autrefois un pays où la participation électorale était élevée, avec des taux de 70 à 80 % il y a encore 30 ans.
Le phénomène d’abstention traduit une désaffiliation des classes populaires et d’une partie des classes moyennes. Si l’on additionne la moitié des électeurs qui votent pour des partis dits « extrémistes », ce sont trois quarts des Français qui sont aujourd’hui désabusés par le système actuel. Ils constituent précisément ce que l’on appelle la France périphérique.
Raphaël Glucksmann est allié à Jean-Luc Mélenchon dans le cadre du Nouveau Front populaire. Comment analysez-vous cette alliance dont le caractère contre-nature est régulièrement pointé du doigt ?
Cette alliance des gauches s’explique tout d’abord par l’intérêt électoral. On l’a constaté pendant toute la période des élections européennes dans les sondages : grosso modo, les gauches représentaient presque toujours entre 28 et 32 % de l’électorat, soit environ un tiers des votants. Même si la moitié des électeurs inscrits ne votent pas, c’est significatif.
Ensuite, il existe une tradition à gauche incarnée par le fameux slogan : « Pas d’ennemis à gauche ». Cette vieille tradition d’alliances a perduré depuis la fin du XIXᵉ siècle. Bien qu’aussi désunies que les droites, les gauches savent s’unir à certains moments cruciaux, notamment lorsqu’elles perçoivent un danger existentiel.
D’où l’union entre les différents partis qui constituent le Nouveau Front populaire, même s’ils se sont affrontés très durement, notamment sur la question de l’antisémitisme, des rapports à Israël, ou encore des rapports au gouvernement Macron sur les questions économiques.
Toutefois, cette alliance des gauches ne s’est pas faite sans conséquences, puisqu’une fraction importante des sociaux-démocrates ne se reconnaît pas dans cette union. Comme le montrent les sondages, les intentions de vote pour le Nouveau Front populaire tournent autour de 25-28 % : 5 à 6 % de l’électorat ont donc été perdus, que l’on retrouvera sans doute soit chez les abstentionnistes, soit chez Emmanuel Macron.
Pour vous, quelle portée symbolique a revêtu l’annonce de la candidature de François Hollande aux élections législatives sous l’étiquette du Nouveau Front populaire ?
Aucune. Les intentions de vote pour la gauche et pour le centre macronien sont inchangées avant et après son retour sur l’échiquier politique. Elle constitue surtout une forme de légitimation de cette alliance électorale a posteriori.
François Hollande suit manifestement une stratégie personnelle. Peut-être pense-t-il qu’il aura un rôle particulier à jouer au sein de l’Assemblée nationale. Étant donné l’âpreté et la violence du combat, en particulier face à la grande hostilité des partisans de Mélenchon à son égard, et même le mépris manifeste de Mélenchon lui-même (le « capitaine de pédalo »), on se dit que François Hollande est décidément un homme sans rancune ! Il est cependant incertain que cela soit réciproque…
Comment analysez-vous la recomposition du bloc centriste et du bloc de droite depuis la décision d’Eric Ciotti d’allier LR au RN dans le cadre de ces législatives ?
En 2017, le président Macron a réussi le tour de force de rassembler tous les libéraux, de droite comme de gauche, en un bloc central. C’était, disons, la bourgeoisie économique et intellectuelle, celle qui occupe les métropoles notamment, mais aussi les fonctions dirigeantes, surtout au sein de la génération des baby-boomers aisés, aujourd’hui à la retraite. Cependant, depuis sept ans, ce socle originel s’est fragilisé pour plusieurs raisons.
D’abord, le chef de l’État a désorienté une partie de ses électeurs en tenant sa promesse de combattre la rente immobilière, et par ailleurs en ne tenant pas ses promesses en matière de sécurité intérieure et extérieure. Sur le premier point, je songe à la crise du bâtiment, qui a beaucoup déstabilisé son électorat composé de professionnels du bâtiment, d’investisseurs et de propriétaires. Sa lutte contre la rente immobilière lui a fait perdre une partie de cet électorat. Dès lors, son électorat est devenu minoritaire. Il y a aussi un effet de structure intergénérationnelle : la disparition progressive des « boomers » (ceux qui avaient 60 ans et plus en 2022) réduit mécaniquement son électorat, car les générations suivantes ont une autre vision du monde et de la politique.
Il a perdu les législatives de 2022, puis subi un nouveau revers aux européennes du 9 juin. Emmanuel Macron se retrouve donc à la tête d’un bloc central réduit, avec désormais une fuite vers la gauche et vers la droite.
Une partie de la droite issue des Républicains s’est finalement retrouvée piégée entre lui et le bloc dit national. LR, qui avait réussi à survivre entre les deux grâce à son groupe parlementaire et ses mairies, a éclaté. Sans surprise. On savait très bien qu’il existait une scission entre les cadres du parti des métropoles, avec des figures comme Laurent Wauquiez et Valérie Pécresse, dépendants d’un vote bourgeois de droite, et les élus issus d’autres régions de France, comme le Midi, qui dépendent d’un vote populaire. Le clivage au sein du parti est le reflet de ces bases sociologiques et économiques.
À droite comme au centre, on dénonce le programme « immigrationniste » du Nouveau Front populaire. Cette volonté de faire entrer de façon illimitée des étrangers dans une France déjà en proie à une profonde crise identitaire peut-elle s’expliquer par les pulsions révolutionnaires qui animent historiquement une partie de la gauche ?
Ce sujet est intéressant, car historiquement, c’est la droite patronale qui a favorisé l’immigration. Mais comme souvent en France, les idées commencent à droite et terminent à gauche, ou inversement. L’idée de nation est née à gauche avant de finir à droite, l’idée d’immigration est née à droite avant de finir à gauche, le libéralisme est né à gauche avant de finir à droite. Pour l’instant !
L’immigration, des années 50 aux années 80, était une idée du grand patronat qui désirait une main-d’œuvre soumise. Aujourd’hui, il est plus intéressé par des consommateurs, la main-d’œuvre étant sauf cas particulier devenue accessoire dans un pays désindustrialisé.
Dans les deux premiers tiers du XXe siècle, il existait une alliance entre la bourgeoisie intellectuelle de gauche, incarnée par la S.F.I.O. – qui n’a jamais été un parti prolétarien —, héritière de la bourgeoisie révolutionnaire française depuis la Révolution, et le Parti communiste, gardien des classes prolétariennes.
Mais le Parti communiste a disparu avec la désindustrialisation. Les immigrés anciens, qui ont obtenu le droit de vote, et les nouvelles générations migratoires – dissociées à 80 ou 90 % de l’emploi depuis les années 1980 – ont été appelées à se substituer aux classes ouvrières et paysannes amoindries, et ayant peu à peu rallié le FN/RN. Jean-Luc Mélenchon ne s’en cache pas. Il a dit très clairement que sa clientèle électorale, c’est la France métissée d’aujourd’hui et de demain. Il est d’ailleurs en accord sur ce terrain-là avec le président Macron, qui a décrit le département de la Seine-Saint-Denis comme « la Californie française », à ses yeux la France de l’avenir.
Dans les diverses tendances de la gauche, il y a concurrence pour attirer ce supposé électorat minoritaire. Depuis 2017, le gouvernement Macron a discrètement intensifié la politique d’immigration, tant pour satisfaire le patronat libéral que sa gauche. Le « Front Populaire » souhaite aller encore plus loin en en faisant un élément central de son programme.
Les prises de positions électorales récentes de personnalités comme Marion Cotillard et Killian Mbappé participent-elles de ce désamour entre le peuple français et les élites ?
Les électeurs ne se déterminent pas en fonction des propos de Marion Cotillard ou de certains sportifs. Les déclarations de personnalités n’ont pas de réel impact sur le résultat des élections.
Le clivage fondamental se situe entre les 20 % de la population française constituant les classes dominantes et dirigeantes, qui possèdent des hauts revenus ainsi que la majeure partie du patrimoine français, et le reste de la population. Ce clivage se matérialise physiquement et géographiquement par une carte stupéfiante où 93 % des communes s’opposent aux métropoles – au plan symbolique par la mise en tête de la liste Bardella aux européennes. Ce qui m’a aussi frappé, c’est que les métropoles sont à la fois les bastions électoraux du camp Macron et du Nouveau Front populaire. Il est intéressant de constater que ce qui apparaît comme des enjeux idéologiques renvoie en réalité à des clivages économiques et sociaux profonds. Un haut fonctionnaire qui gagne 5000 à 10.000 euros par mois a souvent du mal à se regarder en tant que membre des classes dominantes, ce qui ne fait aucun doute pour un ancien contractuel de la fonction publique à 1000 euros de retraite par mois. C’est presque un cours simplifié de marxisme illustré.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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