Dans les années 1950, l’anthropologue américain Edward Sapir et son élève Benjamin Lee Whorf avancent une thèse selon laquelle les êtres humains vivent à cause de leurs appartenances culturelles dans des univers mentaux différents ; les langues des uns et des autres témoignent de ces différences et sans doute les conditionnent-elles.
Pour illustrer ce relativisme culturel et linguistique, Whorf donne l’exemple, largement contesté depuis, de la langue esquimau avec ses dizaines de mots pour qualifier la neige.
Au-delà de la polémique sur l’existence ou non d’un tel vocabulaire, la neige fascine aussi bien les habitants des contrées froides qui la connaissent et la vivent que les habitants des régions chaudes qui ne la connaissent souvent que par l’image.
L’apparition des flocons immaculés surprend et constitue une rupture dans le train-train quotidien. Pendant que les enfants s’amusent à fabriquer boules et bonhommes de neige, les adultes contemplent leurs empreintes dans la poudreuse… Cet émerveillement a été restitué par nombre d’écrivains et de poètes.
Blanche
La poésie de la neige souligne d’abord sa blancheur. Cette blancheur qui accentue paradoxalement la forme de la végétation et des objets qui nous entourent. Des étendues enneigées se dégage une impression de vide cathartique. La blancheur de la neige renvoie à celle des nuages planant tout là-haut. C’est comme si le ciel était descendu sur Terre, nous rapprochant de la magie de l’Univers.
C’est une flotte dont la grâce
Fait rêver aux golfes des cieux,
Une blanche flotte qui passe,
Et qui semble au loin dans l’espace
Suivre un astre silencieux.
- La Neige, dans La Vie intime (1833) d’Antoine de Latour
Ceux qui ont vu les sommets enneigés de l’Himalaya, sertis dans l’émeraude de la couverture forestière et nimbés par des nuages vaporeux, ont l’impression d’avoir atteint la demeure même des dieux.
La neige a aussi inspiré plus d’un conte merveilleux, à l’image de Blanche-Neige. Y aurait-il eu d’ailleurs autant de ces récits sans la neige qui oblige à passer l’hiver calfeutré à l’intérieur ?
En silence
Quand la pluie tombe, on l’entend. Mais la neige, à moins qu’il y ait une tempête, arrive à pas de velours. Ses flacons tombent gentiment et bien souvent la nuit. Au matin, son délicat tapis blanc ressemble à un cadeau de la nature.
La neige à travers la brume
Tombe et tapisse sans bruit
Le chemin creux qui conduit
À l’église où l’on allume
Pour la messe de minuit.
- La Neige à travers la brume, dans Bonheur (1891) de Paul Verlaine
Dans son poème Nature, La neige, Emily Dickinson la voit, elle, comme une sorte de maquillage. La neige poudre la forêt et lisse le visage de la nature :
Elle met des dentelles aux poignets des barrières
Comme aux chevilles d’une reine ;
Puis elle impose silence à ses ouvriers comme à des fantômes
Niant qu’ils ont existé.
- Nature, Poème 50 : The Snow, dans The Poems of Emily Dickinson : Series Two (1896) d’Emily Dickinson
Tandis que pour Wilfrid Sébaoun, c’est le fantôme de la page blanche :
C’est l’hiver. La neige qui tombe
Dehors, obstinément, sans bruit,
Entraîne un rêve de la nuit
Vers l’oubli qu’enfante la tombe
- L’Absence de neige, dans Les Orphelins repentants (2007) de Wilfrid Sébaoun
Robert Frost – dont l’affinité avec la neige se lit jusque dans le nom de famille – souligne la force vivifiante de la neige :
La façon dont une corneille
A fait s’écrouler sur moi
La poussière de neige
D’un arbre ciguë
A apporté en mon cœur
Un changement d’humeur
Et sauvé une part
D’un jour que j’avais maudit.
Poussière de neige (Dust of Snow), dans New Hampshire (1923) de Robert Frost.
La nuit et la glace
La neige est synonyme de l’hiver, de cette immobilité dont profite la nature pour se reposer et mieux renaître au printemps. Seuls les chiens de traîneau osent se frayer un chemin à travers la glace ou encore ces quelques agneaux faisant leurs premiers pas sur la neige, comme le décrit Philip Larkin dans son poème First Sight.
Dans la pénombre de la nuit, la neige acquiert une autre beauté, mystérieuse et mortifère. En tombant sur la mer, c’est comme si un tableau japonais s’animait devant nos yeux : le liquide, le solide et la lumière se mêlent pour sublimer l’atmosphère.
À l’état de glace, elle devient source de vie et d’art. Les esquimaux construisent leur demeure avec quand d’autres créent des sculptures éphémères. Les compositeurs Schubert, Liszt, Tchaikosvky, Debussy, Prokofief et Sibelius s’en sont largement inspirés.
L’inexorable fonte ?
La neige peut aussi être dangereuse. Les icebergs détruisant le Titanic sont gravés dans notre mémoire collective, de même que les avalanches qui endeuillent chaque année les massifs montagneux. Et si une guerre nucléaire venait à éclater, il faudrait redouter un nouvel âge de glace. Nous expérimenterions alors cette solitude glacée dont Jack London fait l’effroyable tableau dans son livre Une Fille des neiges paru en 1902 :
« De ses myriades de facettes, la muraille de glace renvoyait les rayons du soleil et se revêtait d’une splendeur de joyaux. Le long de ses pentes cristallines coulaient des ruisseaux d’argent, et les claires profondeurs de son cœur glacé semblaient renfermer, avec les secrets de la vie ou de la mort, les promesses d’un repos infini. »
Aujourd’hui, à l’heure des dérèglements climatiques, notre sensibilité à la neige évolue ; on s’inquiète de sa disparition mais aussi des effets inattendus du réchauffement sur les étendues enneigées. Et la fonte de la calotte glacière nous désespère autant sur le plan écologique que symbolique.
Geetha Ganapathy-Doré, Maîtresse de conférences HDR en anglais, Université Paris 13 – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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