SCIENCE

Poissons des glaces et grenouilles des bois, comment résistent-ils au froid extrême ?

décembre 27, 2022 22:40, Last Updated: janvier 14, 2023 10:47
By Juliette Ravaux, Maître de conférences, Sorbonne Université, Sébastien Duperron Professeur d'écotoxicologie microbienne, Muséum national d’histoire naturelle

Dans leur ouvrage, La vie en milieu extrême aux éditions Quae, Juliette Ravaux et Sébastien Duperron explorent les adaptations remarquables des animaux capables de vivre dans des environnements hostiles pour les humains. Dans cet extrait, nous vous proposons de découvrir les poissons des glaces et les grenouilles des bois qui ont mis au point des solutions pour résister aux grands froids.

Le problème majeur des espèces exposées au froid extrême est le gel des fluides corporels. Un problème aigu, en particulier, pour celles qui ne régulent pas leur température interne. La prise en glace des liquides corporels endommage sévèrement les cellules, qui risquent l’écrasement ou l’éclatement, et doit être évitée.

Les poissons des glaces ont trouvé la parade. Ces poissons osseux peuplent les eaux australes de l’Antarctique et de la pointe de l’Amérique du Sud, et appartiennent au groupe remarquablement bien adapté au froid des notothénioïdes.

Des protéines « antigel » pour résister au froid

Dans leur environnement, l’eau de mer avoisine – 2 °C la majeure partie de l’année, et les cristaux de glace omniprésents se déposent sur leur peau, leurs branchies, et pénètrent dans leur corps lorsqu’ils se nourrissent et boivent de l’eau de mer. Malgré cela, les poissons des glaces ne gèlent pas, et vivent ainsi jusqu’à – 2,2 °C. Comment font-ils ? Leur résistance au froid est liée à la présence de protéines « antigel » dans leur sang et leurs fluides corporels. Ces protéines ont la particularité d’être hérissées de minuscules pointes hydrophobes qui, à la manière d’une clé dans une serrure, s’insèrent parfaitement dans les trous nanométriques formés naturellement par l’agencement des molécules d’eau à la surface des cristaux de glace. Une fois liées aux cristaux, les protéines les empêchent de grossir et de faire prendre en glace tout le liquide présent. Elles abaissent ainsi la température à laquelle la glace se forme en dessous du point de congélation naturel des fluides corporels (– 0,7 à – 1 °C). Elles agissent donc comme des agents de protection contre le gel, appelés aussi cryoprotecteurs.

Des propriétés qui intéressent l’agriculture, l’industrie ou la médecine

Par leur capacité à contrôler la formation de la glace, ces protéines antigel présentent un potentiel d’application dans de nombreux domaines : l’agriculture, pour développer des plantes résistantes au gel, l’industrie alimentaire pour préserver la structure des surgelés d’origine animale ou végétale, ou encore la médecine pour la congélation de tissus vivants ou de cultures cellulaires.

Paradoxalement, ce mécanisme de protection pourrait être fatal aux poissons antarctiques. Les protéines antigel se lient en effet de façon irréversible aux cristaux de glace, et elles les stabilisent de sorte qu’ils ne fondent qu’à des températures relativement élevées. Or, dans l’habitat de ces poissons, celles-ci ne sont jamais atteintes ; un suivi sur plus d’une décennie entre 2000 et 2013 rapporte des valeurs oscillant entre – 2 et – 0,5 °C. Les cristaux de glace stabilisés s’accumulent donc dans les tissus de l’animal, envahissant le sang, le système digestif, et même la rate. On ne sait pas encore comment l’animal élimine ou stocke ces cristaux délétères… Les protéines antigel n’expliquent donc pas à elles seules la résistance des poissons antarctiques au froid.

Un sorbet de grenouille

Contrairement aux poissons antarctiques ou aux collemboles arctiques qui luttent contre la formation de glace, d’autres animaux résistent au froid extrême… en gelant !

Grenouille des bois (Crédit: Wikipédia)

Ces animaux sont dits tolérants au gel. C’est le cas de la grenouille des bois Rana sylvatica, qui peuple les forêts boréales de l’Alaska et du Canada. En automne, elle s’aménage un abri pour hiberner : un simple trou dans le sol forestier recouvert de feuilles et de débris, puis de neige. Elle s’y réfugie jusqu’au printemps, endurant pendant sept mois des températures négatives avec des minimales à – 15 °C dans l’abri, alors que la température à l’extérieur descend jusqu’à – 40 °C. La grenouille gère la déshydratation de ses tissus et la formation des cristaux de glace, sans toutefois complètement éviter de geler. Elle survit ainsi à l’hiver arctique en tolérant que son corps gèle jusqu’à 60 % de son volume !

Comment la grenouille des bois fait-elle pour résister à ce traitement de choc ?

Sa survie est en partie due à sa capacité à accumuler et recycler un déchet du métabolisme : l’urée. En automne, elle cesse d’uriner et stocke l’urée dans ses tissus. Cette molécule agit comme un cryoprotecteur, car son accumulation dans les cellules abaisse leur point de congélation. De plus, elle retient l’eau dans les cellules et leur évite ainsi de se déshydrater.

En effet, lorsque des cristaux de glace se forment dans les liquides environnant les cellules, ces derniers deviennent plus salés puisque la quantité d’eau liquide diminue. L’eau se déplaçant naturellement du milieu le moins salé vers le plus salé, elle va être progressivement drainée hors des cellules. La présence d’urée contre ce phénomène, car en augmentant la concentration de petites molécules dans la cellule, elle rétablit un équilibre entre l’intérieur et l’extérieur. Il n’y a alors plus de fuite d’eau, et les cellules peuvent rester intactes bien que des cristaux de glace se forment dans les liquides extracellulaires.

L’urée, un déchet comme source d’énergie

En plus de son rôle protecteur, ce déchet riche en azote sert également de source d’énergie. L’intestin de la grenouille des bois abrite en effet une riche population de bactéries capables de dégrader l’urée. Ces bactéries sont beaucoup plus actives et efficaces pendant l’hibernation. Elles produisent en effet deux fois plus d’uréase, l’enzyme qui dégrade l’urée, pendant la phase de dormance, et l’enzyme possède alors une activité trois fois supérieure à celle mesurée chez des grenouilles actives. Cette dégradation de l’urée libère de l’azote qui sert à renouveler les composants cellulaires. Ce recyclage de l’azote à partir de l’urée permet un apport nutritif qui aide la grenouille à survivre pendant l’hibernation, et à redémarrer son métabolisme au printemps avant qu’elle ne recommence à se nourrir.

Le glucose, une molécule cryoprotectrice

En automne, la grenouille produit une autre molécule cryoprotectrice, le glucose. Le foie libère alors de grandes quantités de glucose à partir des stocks de glycogène, ce qui entraîne une augmentation de la teneur en sucre des tissus. Le glucose s’accumule dans les cellules, et s’ajoute à l’action de l’urée pour retenir l’eau et éviter la déshydratation concomitante à la formation de glace dans les liquides extracellulaires. Les quantités de glucose sont cinq fois plus élevées dans les muscles des cuisses, et trente fois dans le cœur, chez des grenouilles d’Alaska congelées en laboratoire par rapport à des grenouilles non congelées.

Et ces quantités augmentent encore d’un facteur dix chez des grenouilles congelées dans leur milieu naturel. Cette accumulation exceptionnelle s’explique par l’alternance de cycles de congélation et décongélation partielle pendant l’automne. Dans les forêts d’Alaska, dès le mois d’octobre, la température nocturne descend fréquemment en dessous de – 1 °C, point de congélation de la grenouille des bois. Pendant ce premier mois d’automne, le batracien connaît en moyenne douze cycles de gel et dégel.

Les phases de congélation entraînent une production chronique de glucose par le foie, alors que la décongélation partielle ne s’accompagne pas d’une reprise du métabolisme qui consommerait ce glucose. En hiver, le sol des forêts arctiques cache ainsi des grenouilles congelées, riches en urée et en glucose, donc amères et sucrées !

, Maître de conférences, Sorbonne Université et Professeur d’écotoxicologie microbienne, Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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