La première image qui nous vient à l’esprit lorsqu’on pense à la pollinisation, c’est souvent celle d’une abeille qui, en échange d’une goutte de nectar sucré nécessaire à la confection du miel, emporte avec elle du pollen. Cette semence mâle sera déposée plus loin par l’abeille, au niveau des organes reproducteurs femelles d’une autre fleur de la même espèce permettant la rencontre avec un ovule, la formation de graines et in fine, la reproduction de la plante.
Dans la nature, il arrive pourtant que le pollen soit transporté par le vent ou par l’eau, par d’autres animaux (y compris des mammifères, des reptiles ou encore des oiseaux) et quand bien même le serait-il par un insecte, de nombreuses familles peuvent encore endosser ce rôle de pollinisateur.
Ajoutons à cela que les plantes présentent aussi une grande diversité dans la façon d’attirer les pollinisateurs. Certaines produisent du nectar, mais d’autres trichent en faisant semblant, dupent voire séquestrent ces insectes qui leur sont indispensables.
Chez certaines orchidées par exemple, les fleurs vont jusqu’à se faire leurre sexuel, et c’est notamment le cas chez les orchidées euro-méditerranéennes du genre Ophrys.
Une fleur qui ressemble à un insecte
La première chose qui nous frappe, c’est que la fleur d’Ophrys ressemble étrangement à un insecte. Un des pétales, le labelle, en évoque la taille, la forme, la couleur et la pilosité du corps alors que les deux autres pétales sont chez certaines espèces enroulés sur eux-mêmes, imitant ainsi des antennes. Le mimétisme est convaincant au point que les labelles de certaines espèces arborent des pseudo-yeux ou des zones reflétant la lumière comme des ailes membraneuses d’un insecte en plein soleil.
Si la ressemblance est indubitable du point de vue visuel, une étude approfondie des composés chimiques émis par ces fleurs démontre que le mimétisme est aussi, et devrait-on dire avant tout olfactif.
En effet, l’odeur exhalée par le labelle est très similaire aux phéromones sexuelles émises par les femelles de certaines espèces d’insectes pollinisateurs. Du point de vue de l’insecte mâle, la fleur d’Ophrys a donc tous les atours d’une femelle au point que ce dernier pourra se faire duper par ce leurre sexuel, et ce, à au moins deux reprises.
La première fois, le mâle tout excité par la fleur d’Ophrys atterrit sur le labelle, se laisse guider par la forme et la pilosité qui lui permettent de se positionner avant de littéralement tenter de s’accoupler avec la fleur. Durant cette brève, mais intense séquence baptisée pseudo-copulation, l’insecte s’anime de mouvements de va-et-vient au cours desquels des masses polliniques (pollinies) se colleront sur sa tête (ou son abdomen).
À l’issue de cette tentative infructueuse, le mâle dupé abandonnera la fleur. Il lui arrivera cependant souvent de se faire à nouveau avoir plus tard, sur une autre fleur d’Ophrys où il déposera cette fois-ci malgré lui le pollen dans la cavité stigmatique d’une autre fleur, où sont situés ses organes reproducteurs femelles.
Il est difficile de se représenter le degré de spécificité que nécessite l’interaction entre Ophrys et insecte pour que cette stratégie de pollinisation si singulière soit couronnée de succès. Il faut que la sélection naturelle ait façonné l’apparence et l’odeur de la fleur de l’Ophrys pour présenter une combinaison complexe imitant de façon assez convaincante, la femelle d’un insecte pollinisateur pour que le mâle se fasse piéger. Si cette relation plante-insecte n’est pas totalement exclusive, on recense en moyenne entre une et deux espèces d’insectes pollinisateur par espèce d’Ophrys, ce qui est bien en dessous de ce qui est observé pour les autres espèces d’orchidées dites euro-méditerranéennes.
Un piège générateur de biodiversité
Une caractéristique hors du commun qui découle de ce stratagème est le taux de diversification « explosif » des orchidées du genre Ophrys. Dans leur considérable diversité de formes, de couleur ou encore de pollinisateurs qu’ils attirent, tous les Ophrys possèderaient un ancêtre commun qui aurait vécu il y a moins de cinq millions d’années, soit très récemment à l’échelle de l’histoire de l’évolution des orchidées.
Bien que le nombre d’espèces décrit varie fortement suivant les critères utilisés (de 9 à près de 400), certains auteurs s’accordent à dire que le genre Ophrys présenterait un des taux de spéciation (nombre d’espèces apparues par unité de temps) parmi les plus élevés ayant été documentés à ce jour.
Or, l’émergence d’une telle biodiversité serait justement due à cette spécialisation plante-insecte : une légère variation d’odeur chez une plante pourrait rompre l’interaction avec son pollinisateur habituel et permettre d’en attirer un nouveau. Ainsi, en s’adaptant sans cesse à de nouveaux pollinisateurs, des populations d’Ophrys divergent les une des autres.
Bien des combinaisons ayant émergé n’ont sans doute pas réussi à se maintenir, mais il est incontestable que le taux net de diversification, autrement dit le taux de spéciation moins le taux d’extinction présente un solde largement positif chez ces plantes. Les orchidées du genre Ophrys sont donc un modèle de choix pour étudier les radiations adaptatives : des phénomènes de diversification rapides et intenses d’un groupe d’organismes en réponse à la sélection naturelle. Se faisant, les Ophrys permettent de poser et tenter de répondre à des questions intéressantes pour les généticiens et autres spécialistes de la biologie végétale, à commencer par la suivante : comment les fleurs d’une espèce de plante peuvent évoluer au point de ressembler à un insecte et même de sentir comme un insecte ?
Si les Ophrys présentent bien des attraits pour les scientifiques, ces orchidées ont aussi des particularités qui font qu’elles sont loin d’avoir livré tous leurs secrets. D’abord, parce qu’elles sont très difficiles à cultiver ce qui oblige à les étudier directement dans leur milieu naturel à défaut de pouvoir les faire grandir dans des conditions expérimentales.
Leurs graines minuscules, dépourvues de réserves nécessitent ainsi des conditions bien particulières pour rencontrer puis s’associer avec un champignon, lui aussi microscopique qui leur permettra de se développer. En outre, il peut s’écouler plusieurs années entre le moment où la graine va germer et celui où elle va fleurir pour la première fois, ce qui complique l’étude de son développement. Enfin, parce que ces orchidées possèdent un génome de grande taille (environ deux fois la taille du génome humain), ce qui a retardé l’étude approfondie des mécanismes génétiques permettant d’expliquer la diversité et l’évolution de leur morphologie. La publication prochaine d’un premier génome de référence pour le genre devrait cependant permettre de relever certains défis.
Des orchidées sentinelles du changement climatique
Leur stratégie de pollinisation reposant sur une relation exclusive, ou quasi-exclusive avec leur(s) espèce(s) de pollinisateur(s) rend les Ophrys particulièrement vulnérables au changement climatique. En effet, si l’augmentation des températures rend aussi bien la période de floraison que celle d’émergence des insectes pollinisateurs de plus en plus précoce, des études ont montré que leurs pollinisateurs tendraient à émerger relativement plus tôt que ne fleuriraient les Ophrys.
Ce décalage croissant pourrait aboutir à une rupture de l’interaction entre l’orchidée et son pollinisateur, à moins que la plante ne parvienne à attirer un autre pollinisateur un petit peu plus tardif. C’est bien là une des limites de cette hyper-spécialisation qui pourrait s’être faite au détriment de l’adaptabilité, menant ainsi les espèces d’Ophrys dans une sorte de cul-de-sac évolutif. Parce qu’elles sont de fait en première ligne, surveiller l’état de santé de ces espèces à stratégies de pollinisation hautement spécialisées pourrait donc permettre d’appréhender l’impact des effets du changement climatique sur les services écosystémiques rendus par les pollinisateurs.
Article rédigé avec Fabio CROCE (étudiant en Master) et Anaïs GIBERT (chercheuse contractuelle) avec la contribution de Pascaline SALVADO (doctorante) et Lucas VANDENABEELE (étudiant en Master) de l’Université de Perpignan Via Domitia
Joris Bertrand, Maître de Conférences en Biologie des Populations et Écologie, Université de Perpignan; Anais Gibert, Chercheur en Biologie des populations et Ecologie, Université de Perpignan et Pascaline Salvado, phD student, Université de Perpignan
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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