Nous apprenons avec joie la libération de prison de la chercheuse Fariba Adelkhah, qui était détenue en Iran. Condamnée à cinq ans de prison en mai 2020 pour atteinte à la sécurité nationale, elle avait bénéficié d’une « libération temporaire » en octobre 2020, avant d’être à nouveau incarcérée en janvier 2022. Nous vous proposons à cette occasion de relire cet article que sa collègue Béatrice Hibou lui avait consacré un an après son interpellation.
5 juin 2019 – 5 juin 2020 : voilà un an que Fariba Adelkhah est détenue en Iran, à la tristement célèbre prison d’Evin, pour n’avoir fait que son travail de chercheuse.
Le 24 décembre, de pair avec Kylie Moore-Gilbert, sa collègue anglo-australienne détenue elle aussi, elle avait entamé une grève de la faim qui avait duré 49 jours pour dénoncer leur traitement mais aussi et surtout celui de tous les intellectuels détenus en Iran et dans les pays de la région pour n’avoir fait que leur travail.
Après son procès, à plusieurs reprises différé, qui s’est finalement tenu le 19 avril, elle a refusé de renoncer à sa recherche et à ses va-et-vient entre l’Iran et la France, comme ses geôliers l’y incitaient en lui promettant alors la liberté conditionnelle, un bracelet aux chevilles.
Pour Fariba, accepter ces conditions aurait signifié accepter l’ordre des Gardiens de la révolution, accepter donc de voir la recherche criminalisée ; mais également accepter de voir mis en danger tous les gens avec lesquels elle a travaillé, particulièrement en Iran et en Afghanistan. À la suite de son refus, elle a été condamnée le 16 mai 2020 à six ans d’emprisonnement.
Roland Marchal, son collègue et ami qui avait également été arrêté le 5 juin 2019 alors qu’il venait passer quelques jours avec elle, n’est quant à lui jamais passé devant un juge. Après neuf mois et demi de détention à Evin, il a été libéré le 20 mars 2020 lors d’un échange avec un ingénieur iranien, proche des Gardiens de la révolution, qui avait été arrêté en France sur mandat d’arrêt américain et jugé extradable par la justice française.
Son comité de soutien a lancé une opération de solidarité en diffusant, en ce triste anniversaire, une centaine de contributions audio et vidéo sur ce que signifie le combat de Fariba pour la défense de la liberté scientifique (https://faribaroland.hypotheses.org/8498).
Une prisonnière scientifique
Fariba est anthropologue à Sciences Po. Depuis trente ans, elle restitue au plus près du terrain les transformations de la société iranienne, mais aussi de la société afghane. Ses travaux, dont on trouvera une liste non exhaustive sur le site du CERI, font autorité par leur profondeur, par sa connaissance subtile de son pays d’origine qu’elle n’a jamais cessé de fréquenter, y effectuant constamment des terrains et des séjours plus ou moins longs, et par le regard original qu’elle porte sur tout ce sur quoi elle travaille : les femmes et leur place dans l’espace public ; les transformations profondes de la société derrière l’impression de conservatisme ; les rapports entre religion et politique ; la formation de l’État par ses frontières et ses rapports à ses voisins et plus largement à l’international ; la guerre comme mode de vie…
C’est en ce sens que Fariba est une prisonnière scientifique : elle est emprisonnée parce qu’elle a écrit, parce qu’elle a continué, envers et contre tout, à faire de la recherche, parce qu’elle a toujours pensé qu’elle n’avait rien à cacher, qu’il fallait débattre, discuter, confronter les idées, aussi différentes soient-elles de celles du régime ou de la majorité de la population, ici ou là-bas.
Elle est une prisonnière scientifique – et non une prisonnière politique – parce qu’elle n’a jamais fait de politique : critiquée aussi bien par le régime (qui l’a régulièrement arrêtée, lui a confisqué son passeport, l’a interrogée) que par les opposants (qui lui reprochent de ne pas prendre position contre le régime, parce que ce dernier serait par principe mauvais), elle a suivi avec une force de caractère impressionnante le chemin de la science dans un contexte très difficile.
Déjà, en 2009, elle avait montré son courage lorsqu’elle avait défendu Clotilde Reiss, une doctorante française qui avait été arrêtée par les autorités iraniennes. Elle avait écrit une lettre ouverte au président de la République islamique, particulièrement forte, dénonçant un régime qui ne comprenait pas ce qu’était la recherche et considérait tout chercheur comme un espion. Une nouvelle fois, aujourd’hui, elle montre de façon éclatante son attachement aux valeurs de la recherche académique et elle incarne le combat pour la liberté scientifique.
L’importance prépondérante de la recherche
La liberté scientifique, à laquelle Fariba tient tant, n’est pas une défense corporatiste de son métier. Ce qui est en jeu, c’est, bien sûr, la liberté de penser, la liberté de parler, la liberté d’expression. Mais c’est aussi le devoir de connaissance, un devoir d’autant plus important qu’il concerne des pays « lointains ». Ces derniers sont de moins en moins compris. Sur la scène intérieure, comme l’exemple de Fariba l’illustre tristement mais comme le rappellent aussi de nombreux autres cas partout dans le monde, la recherche est de plus en plus souvent vue avec suspicion quand elle n’est pas tout simplement considérée comme dangereuse et attentatoire à la sûreté nationale.
Mais sur la scène internationale aussi la recherche vit des jours sombres, pour au moins trois raisons : la remise en cause de la liberté de circulation et la montée des préoccupations sécuritaires ; l’isolement de certains de ces pays, fruit notamment de la politique d’excommunication conduite par les États-Unis et de l’incapacité européenne à s’en distinguer ; la politique de privatisation des universités qui acceptent que des pans entiers de leur recherche soient financés par des intérêts étatiques étrangers, comme l’illustrent une grande partie des centres spécialisés sur le Moyen-Orient désormais financés par les Saoudiens ou les Émiratis.
Cette stratégie de suspicion à l’encontre de la connaissance n’est pas sans conséquence : la désastreuse guerre en Irak, par exemple (mais on pourrait en dire de même des interventions en Libye, au Tchad, en République centrafricaine, en Somalie…), a été rendue possible par la mise à l’écart des spécialistes de la région, ouvrant la voie à l’idée d’un Grand Moyen-Orient et à l’intervention militaire.
Le contre-pouvoir universitaire
Le savoir universitaire agit comme un contre-pouvoir par rapport au savoir politique, au savoir journalistique, au savoir des intérêts économiques et financiers, parce que sa particularité est de mettre au cœur de sa raison d’être la distanciation, la dénaturalisation, le déplacement des limites de l’entendement. Le savoir universitaire nous apprend notamment à reconnaître des faits désagréables pour les autres comme pour nous-mêmes, et à procéder à une critique des jugements en montrant quels types de problèmes se cachent derrière des positions, des opinions, des décisions.
Par sa manière de travailler, par sa conception de son métier, Fariba incarne admirablement ce contre-pouvoir : elle nous montre le caractère irremplaçable de la recherche de terrain, de la circulation des savoirs, de la collaboration entre universitaires de divers horizons, de la confrontation de traditions intellectuelles différentes, de l’indépendance de la recherche.
Le combat de Fariba nous touche car ce n’est pas seulement le sien. C’est le combat de nous tous, le combat pour la liberté scientifique, le combat pour la liberté tout court.
Béatrice Hibou, Directrice de recherche au CNRS (Centre de recherches internationales de Sciences Po), Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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