Quand on évoque le Proche-Orient, ce sont les conflits, les crises, les guerres et les exodes incessants qui viennent à l’esprit. Et non pas les centaines de millions d’oiseaux qui traversent cette région chaque année. En effet, le Proche-Orient est un hotspot de la biodiversité et un couloir migratoire important pour de nombreuses espèces (avifaune) provenant de l’Europe et d’Asie se rendant dans leurs quartiers hivernaux en Afrique.
Or elles sont menacées aussi bien par la prédation de l’Homme que par de possibles catastrophes écologiques. Les oiseaux font aussi l’objet d’une chasse importante autour du pourtour méditerranéen (chasse au filet, à la glue, au fusil…). Ils sont également victimes de la pollution et des conflits qui les opposent aux communautés humaines protégeant leurs champs et étangs, viviers de nourriture pour de nombreuses espèces.
S’allier aux chouettes effraies
Afin de réconcilier les populations avec la Nature, nous avons ainsi décidé de développer dès 1983 un programme appelé « Les chouettes ne connaissent pas de frontière ».
Ce projet écologique a peu à peu permis de rassembler autour d’une même table Israéliens, Jordaniens et Palestiniens.
Dans la vallée du Jourdain, qui s’étend de part et d’autre du fleuve éponyme, terre cruciale pour le projet d’État palestinien et point de crispation des négociations avec Israël, les paysans répandent des tonnes de poisons (rodenticide) afin d’éliminer les rongeurs qui dévastent les cultures agricoles.
Ces poisons ne tuent pas immédiatement les rongeurs qui peuvent encore se déplacer suffisamment longtemps pour se faire attraper par un prédateur. À force de consommer des animaux infectés, les prédateurs accumulent ce poison et finalement meurent d’hémorragie. Or, ce faisant, les paysans tuent non seulement leurs ennemis (rongeurs) mais également leurs alliés (prédateurs) !
Pour pallier ce problème, l’Autorité palestinienne, les pays israéliens et jordaniens peuvent utiliser les chouettes effraies qui sont résidentes et nichent souvent dans les constructions humaines. Il est donc aisé de favoriser leur reproduction en disposant des nichoirs. Chaque famille de chouettes peut en effet consommer environ 6 000 rongeurs par année. C’est un « taupier bon marché » !
Nous avons ainsi initié un ensemble de rencontres afin de partager les bonnes pratiques en terme de lutte biologique contre les rongeurs.
Les nichoirs de la paix
Les scientifiques, paysans et autres membres des sociétés jordaniennes, palestiniennes et israéliennes se réunissent ainsi régulièrement en Israël et en Jordanie depuis 2000 afin d’échanger leurs expériences pour favoriser les chouettes et convaincre les paysans de diminuer drastiquement l’emploi de poison.
Ces rencontres sont non seulement utiles au niveau régional mais cela permet également de favoriser un dialogue sur un sujet neutre et ce, entre communautés que souvent tout sépare : les conflits militaires larvés, la tradition, la culture et la religion.
A ce jour, il y a environ 3500 nichoirs à chouettes effraies en Israël, 250 en Palestine et 250 en Jordanie.
Or, les chouettes chassent surtout les rongeurs (70 à 80 % de leur régime alimentaire) de part et d’autre des frontières, n’ayant besoin ni d’un passeport ni d’un visa pour se rendre sur leurs terrains de chasse…
Des études en cours utilisant des GPS afin de suivre les déplacements des chouettes ont montré qu’effectivement des chouettes nichant en Israël se rendent très régulièrement en contrées arabes, dont le territoire palestinien, pour trouver leur pitance.
Par conséquent, résoudre un problème écologique tel que l’épandage de poison dans les champs agricoles dans un pays n’est pas suffisant pour protéger la nature : il faut trouver une solution régionale même lorsque les états sont en guerre. Les chouettes nous révèlent donc l’étendue des défis si nous désirons protéger notre environnement ! Leur présence est également fortement symbolique.
Un oiseau de malheur devenu symbole de paix
À l’instar d’autres animaux entrant dans certaines visions « magico-religieuses » du monde, la chouette effraie est considérée comme un oiseau de malheur sur la planète entière. En France ou en Suisse, par exemple, les gens crucifiaient les chouettes contre les portes de granges ou d’églises afin de repousser les esprits maléfiques il y a encore une soixantaine d’années.
Ce genre de comportement prévaut toujours dans de nombreuses régions, dont les pays arabes. Or, notre expérience montre que même les personnes les plus superstitieuses changent rapidement d’opinion lorsque notre équipe prend le temps d’expliquer que cet oiseau est l’allié des paysans. Nous organisons ainsi des cours dans les écoles afin d’expliquer le rôle écologique des chouettes, et de sensibiliser les enfants, qui à leur tour expliquent aux parents l’importance de cet oiseau pour l’écosystème.
Couples binationaux
Ces chouettes sont également une source d’inspiration positive. Comme la plupart des oiseaux, les chouettes sont monogames, le couple travaillant ensemble pour élever une progéniture. À la fin de l’hiver, les couples se forment ou se reforment. Dans la vallée du Jourdain, ils produisent une nichée par an. En dehors de la saison des amours, les chouettes restent sur leurs territoires même si le couple n’est plus aussi soudé : chacun vaque à ses occupations jusqu’au printemps suivant.
C’est ainsi que cette année, nous avons découvert qu’un couple de chouettes nichant en Jordanie était composé d’un mâle israélien et d’une femelle jordanienne (ces oiseaux avaient une bague disposée par des ornithologues).
Et l’année précédente nous avons trouvé un autre couple israélo-jordanien en Israël cette fois. L’événement fut même rapporté dans différents journaux régionaux.
Notre projet a attiré la sympathie de nombreuses personnalités israéliennes, jordaniennes et palestiniennes. Il démontre aussi que les communautés israéliennes et arabes peuvent discuter et soutenir une cause commune (écologie dans le cas présent). Leur soutien est vital pour nos recherches car nous avons besoin d’organiser le travail de terrain (fixer des nichoirs et les réparer) et réunir nos collègues israéliens, jordaniens et palestiniens.
Diplomatie scientifique
Depuis 1983 le professeur Yossi Leshem de l’université de Tel-Aviv, le Général Mansour Abu Rashid (responsable des accords de paix de 1994 entre Israël et la Jordanie) et moi-même parcourons ainsi la Suisse afin de convaincre la diplomatie suisse, en tant que pays neutre, d’œuvrer pour la protection de la nature au Proche-Orient, de donner à ce projet plus de moyens, et, qui sait, à travers des liens de confiance, d’envisager un jour la création d’une future plateforme diplomatique.
Au-delà de l’importance du sujet écologique et de la paix à promouvoir en Proche-Orient, notre projet montre que la science est un support idéal pour promouvoir une diplomatie raisonnée et neutre.
Les scientifiques et leurs sujets d’étude sont par définition neutres politiquement. La « diplomatie scientifique » est un nouveau domaine qui s’ouvre aux scientifiques et académiciens.
C’est une belle occasion pour les scientifiques de sortir de leur laboratoire, lever la tête du microscope, donner un sens nouveau à leur recherche et permettre d’atteindre une certaine universalité.
Le projet « Les chouettes ne connaissent pas de frontières » bénéficie du soutien et participation très active du général retraité Abu Rashid Mansour, président du Amman Center for Peace and Development en Jordanie, collaborateur des nombreux articles dédiés au projet.
Alexandre Roulin, Professeur, chercheur ornitologue, Université de Lausanne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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