Ce texte est tiré de la conférence « Au secours, les relations humaines reviennent ! » organisée par XERFI, la FNEGE, l’AGRH et l’ANDRH à Paris le 1ᵉʳ décembre 2016.
Il est un rêve dont tout le monde parle aujourd’hui, celui de l’entreprise libérée. La presse se fait l’écho d’entreprises dotées de pratiques managériales nouvelles. Les dirigeants de FAVI, Chronoflex ou Poult partagent leurs expériences respectives dans les médias, les conférences et proposent leurs conseils à qui souhaite transformer ses méthodes d’organisation et de management.
Le modèle de l’entreprise libérée
Des ouvrages ont aussi popularisé le modèle : Isaac Getz et Brian M. Carney avec Liberté & Cie, Frédéric Laloux avec son ouvrage intitulé _Reinventing Organizations _ ou encore Gary Hamel au travers de La fin du management : inventer les règles de demain.
Les chercheurs en gestion, enfin, s’intéressent également à ce phénomène en décortiquant les caractéristiques de ces entreprises. On citera ici les travaux de Damien Richard et Christian Defélix ou ceux de Patrick Gilbert, récemment présentés au congrès de l’Association de gestion des ressources humaines à Strasbourg en octobre 2016.
Comment ces travaux caractérisent-ils les entreprises libérées, qui font tant rêver certains ? Ces entreprises partagent, par essence, des principes fondamentaux. Pour elles :
- l’être humain est fondamentalement bon,
- la performance d’une entreprise trouve sa source dans la base,
- l’innovation est l’affaire de tous,
- la confiance donne plus de résultats que le contrôle.
L’application de ces principes conduit à drastiquement réduire les niveaux hiérarchiques, à supprimer les fonctions support, à élargir la participation à tous les niveaux de l’entreprise et à entamer une réflexion profonde sur le rôle des dirigeants, alors tenus de lâcher-prise sur les décisions opérationnelles, pour se consacrer à la qualité de l’environnement de travail. Ces entreprises ont ainsi revisité les principes du management hérités du passé. Elles ont fait d’un rêve, une réalité souvent perçue comme révolutionnaire.
La vieille remise en cause de Taylor est de retour
Pour autant, ce rêve n’est pas nouveau. Depuis longtemps, des théoriciens et penseurs cherchent à remettre en cause les principes tayloriens d’organisation du travail.
Dès 1934, époque où l’école dite des « relations humaines » est en plein essor, le syndicaliste français Hyacinthe Dubreuil, publiait un ouvrage qui fait étrangement écho aux préoccupations des entreprises aujourd’hui : _ A chacun sa chance, l’organisation du travail fondée sur la liberté _. Plus tard, les mouvements autour de l’autogestion, les travaux de Philippe Bernoux, auteur en 1982 d’Un travail à soi : pour une théorie de l’appropriation du travail, iront aussi dans le sens d’une autonomie grandissante des salariés.
Rien de neuf, donc, sous le soleil de l’entreprise libérée. Mais pourquoi ce rêve, transformé en réalité par certains, fait-il autant de bruit ? Peut-être répond-il à un besoin du moment en catalysant des idées qui, certes, viennent de loin, mais trouvent aujourd’hui un écho réel. Sens partagé, collaboration, reconfiguration permanente des équipes, temps de travail flexible, créativité. Ces entreprises sont des organisations apprenantes. Il y a là le plaisir de travailler, le sentiment d’apprendre chaque jour quelque chose.
Les grandes entreprises peuvent-elles se « libérer » ?
Il y a aussi dans ce rêve devenu réalité un défi pour nombre de grandes d’entreprises qui observent aujourd’hui le phénomène avec intérêt, voire avec envie. La prochaine « frontière » de ce mouvement concerne sa capacité à être diffusé dans de grands groupes. Mais qu’en est-il des pratiques managériales dans les grandes entreprises aujourd’hui ? Sont-elles prêtes à « libérer leur management » elles aussi ?
Je mène actuellement avec Frank Bournois, Directeur général d’ESCP Europe et Ezra Suleiman, Professeur à l’université de Princeton aux États-Unis, une recherche sur les pratiques managériales des grandes multinationales françaises. Nous interrogeons près de 2 500 managers non français, dans 20 grands groupes du CAC 40, partout dans le monde, avec des niveaux de maturité variés, du jeune manager au cadre dirigeant. Tous partagent le fait de travailler au siège ou dans une filiale d’un grand groupe français. Nous leur demandons de parler des managers français avec qui ils travaillent au quotidien. Voici une brève synthèse du portrait qu’ils dressent du management à la française aujourd’hui.
Le management « à la française »
Contre toute attente, à l’heure où le « french bashing » est de mise, ces managers apprécient de travailler dans les grandes entreprises françaises, car elles placent, selon eux, l’humain, et les relations humaines, au centre de leurs préoccupations. Elles font grandir leurs collaborateurs, créent un cadre de travail formalisé, tout en sachant s’en affranchir, si besoin, pour plus d’innovation.
Ces grandes entreprises ont donc, elles aussi, su faire évoluer leurs pratiques et rendre ainsi caduque une partie de l’héritage du passé. Elles allient aujourd’hui le sens de la performance et l’humanisme, promeuvent la créativité et l’esprit entrepreneurial au nom de pratiques managériales renouvelées.
Elles transforment aussi le rapport à la hiérarchie, dans un contexte où traditionnellement, la distance au pouvoir est grande en vertu de longs siècles d’histoire. Le manager français comprend désormais qu’il ne peut plus désormais fonctionner seul avec une approche autocratique. Le style à la française se fait plus accessible, plus ouvert, pour plus d’efficacité.
Des défis à relever
Bien sûr il reste des défis à relever. Le premier concerne le processus décisionnel qui demande à être clarifié. Dans les entreprises françaises, plus qu’ailleurs, décider prend du temps. Les débats se diluent entre des acteurs multiples. Le style décisionnel à la française déroute les managers étrangers qui y sont confrontés.
Un second défi relève de la capacité des managers français à faire confiance à l’inconnu. Nous revenons là sur une hypothèse fondamentale de l’entreprise libérée. Nombreuses sont les situations dans lesquelles les managers internationaux expriment le sentiment de ne pas pleinement bénéficier de la confiance de leurs homologues français.
Le parcours de formation des cadres marque déjà une séparation entre ceux qui sont passés par les bancs des grandes écoles françaises et ceux qui n’y étaient pas. Il y a aussi les réunions où l’on a le sentiment de ne pas faire entendre sa voix et la progression de carrière dont les arcanes sont relativement impénétrables. La confiance n’est pas toujours au rendez-vous alors que le monde extérieur plaide pour des organisations agiles.
Comment, dès lors, libérer la grande entreprise pour faire de ce rêve une réalité pour elle aussi ? La confiance, là encore, joue ici un rôle clé. Il faut repenser les modes de fonctionnement en remplaçant le jugement et la méfiance par l’inclusion du plus grand nombre. Il faut arriver en France à considérer ce qui est différent comme une source d’enrichissement et d’apprentissage, pour une capacité d’action renouvelée.
Ainsi donc, de la petite à la très grande entreprise, ce rêve de l’entreprise libérée attire mais mérite aussi de plus amples recherches, pour ne pas virer au cauchemar. Ces nouvelles méthodes de management réclament en effet un fort engagement affectif de la part des salariés, qui pourrait ne pas être sans incidence sur les questions de santé au travail. Quelles sont les conditions pour qu’un individu s’adapte à un tel système ? Sa généralisation est-elle possible et souhaitable ? N’est-ce pas là un eldorado qui tournera au mirage d’ici peu, à l’image des modes managériales qui se succèdent ? Autant de questions ouvertes qui restent à approfondir.
Yasmina Jaïdi, Directrice du Master « International Human Resources Management » du CIFFOP (Université Paris II Panthéon-Assas) et Professeur affiliée , ESCP Europe
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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