Comme chaque printemps, avec la publication des documents de référence des entreprises cotées, la rémunération des grands patrons suscite des réactions indignées.
Cette année, un rapport de l’association Oxfam a souligné qu’entre 2011 et 2021, les P-DG des grandes entreprises françaises ont augmenté leur rémunération de 66% en moyenne, alors que celle des salariés a grimpé de 21% seulement. Même tendance haussière aux États-Unis : les 100 principaux dirigeants américains ont vu leur rémunération progresser de 1460 % entre 1978 et 2021 pour s’établir à environ 20 millions d’euros par personne en moyenne, les mieux payés en 2022 étant David Zaslav, le patron de Warner Bros. Discovery (246 millions de dollars) et Fabrizio Freda, celui d’Estée Lauder (66 millions).
Un nom a retenu en particulier l’attention de la presse française : celui de Carlos Tavares, le directeur général du groupe automobile Stellantis, qui devrait toucher 23,5 millions d’euros de rémunération totale en 2022, dont une part fixe de 14,9 millions d’euros. Il a ainsi touché chaque jour de l’année le salaire moyen annuel d’un salarié du groupe, soit 64.328 euros.
En déplacement dans le Doubs le jeudi 27 avril, le président de la République Emmanuel Macron s’est dit « choqué » par ce chiffre, mais il a souligné : « Vous ne pouvez pas vous substituer aux actionnaires, ce n’est pas l’État qui peut (limiter la rémunération des dirigeants) ». Si des projets de loi visant à encadrer l’écart des rémunérations au sein des entreprises existent en effet, ils achoppent sur des techniques de contournement faciles à mettre en place : il suffit pour les entreprises de délocaliser leur siège dans un pays qui n’impose pas de limites de salaires, ou encore plus simplement de couper l’entreprise en deux (le siège devenant une société spécifique, le reste une autre).
Le cas de Carlos Tavares apparaît d’autant plus polémique que, sous le mandat du président François Hollande, une loi a été adoptée pour que la rémunération patronale soit soumise à l’approbation des actionnaires. De fait, en avril 2023, les actionnaires de Stellantis ont bien validé la rémunération de Carlos Tavares à près de 80%, mais ce vote a eu lieu au siège, situé aux Pays-Bas, et il n’a qu’une fonction consultative. Au passage, les actionnaires ont également validé les plus de 51 millions d’euros de rémunération de l’Américain Mike Manley, ancien directeur général de Fiat-Chrysler, notamment pour sa contribution à la fusion avec PSA.
Une décorrélation de la performance
Pour justifier ces montants, Wan Ling Martello, une ancienne dirigeante de Nestlé qui préside le comité des rémunérations au sein du conseil d’administration de Stellantis a souligné :
« Le besoin stratégique de retenir et attirer des dirigeants de classe mondiale, dans un contexte de compétition internationale ».
Pourtant, la question de savoir s’il faut récompenser financièrement la réussite, même si elle est largement débattue en psychologie depuis les travaux fondateurs du chercheur américain Edward Deci, n’est pas ce qui est principalement en jeu ici. Ce qui choque, c’est le niveau de cette récompense. Aux États-Unis, les dirigeants ont en moyenne gagné 254 fois plus que leurs salariés en 2021, contre 238 fois en 2020. Un niveau proche de celui observé en France selon Oxfam. Cependant, si le niveau absolu de cet écart peut légitimement choquer, c’est surtout son évolution au cours des dernières décennies qui constitue le phénomène le plus surprenant.
En effet, cet écart n’était que de 1 à 20 aux États-Unis en 1965. C’était d’ailleurs l’écart maximal de rémunération que recommandait au début du XXe siècle le célèbre banquier J.P. Morgan, peu réputé pour son militantisme égalitaire, ou celui évoqué en avril 2023 par le député socialiste Boris Vallaud en réponse aux propos du président de la République. Pour sa part, le rapport d’Oxfam parle plutôt de limiter le salaire des dirigeants à 20 fois le salaire médian – et non minimal – de l’entreprise.
Dans tous les cas, qu’est-ce qui peut expliquer l’inflation des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises ? Ce n’est certainement pas un accroissement proportionnel du talent et des responsabilités des grands patrons : quel que soit l’indicateur choisi, rien n’indique que la performance des dirigeants (et des entreprises qu’ils dirigent) a été multipliée par 20 depuis les années 1960.
Consanguinité des conseils d’administration
En fait, l’explosion de la rémunération des dirigeants des sociétés cotées s’explique par la conjonction de deux effets pervers. Le premier de ces effets est la consanguinité des conseils d’administration et des conseils de surveillance, connue en France sous le doux nom de « barbichette », en référence à la comptine « je te tiens, tu me tiens par la barbichette », qui devient : « tu es membre de mon conseil, tu votes ma rémunération, je suis membre de ton conseil, je vote ta rémunération ».
Pour légitimer la rémunération des dirigeants, certains affirment qu’il existerait un « marché » des talents, et que les rémunérations, quelque exubérantes qu’elles soient, correspondraient au « prix de marché » des compétences. Or, si un tel marché existe pour les dirigeants des grands groupes, ce n’est certainement pas un marché libre et le prix n’y est certainement pas une mesure objective de la valeur. En effet, les conseils d’administration des groupes cotés sont souvent composés d’individus qui sont eux-mêmes dirigeants, et qui siègent souvent dans plusieurs autres conseils.
Il existe donc une forme de connivence plus ou moins affichée entre les dirigeants et ceux qui évaluent leur action et décident de leur rémunération. Cette situation n’est d’ailleurs pas spécifique au capitalisme français (même si les collusions entre anciens des mêmes grandes écoles et des mêmes grands corps ont tendance à la renforcer), puisqu’on la retrouve par exemple aux États-Unis.
On peut ainsi expliquer le niveau de rémunération des grands patrons par le fait qu’ils se l’attribuent eux-mêmes, au travers de leurs administrateurs, avec lesquels ils partagent les mêmes intérêts et les mêmes réseaux. Cependant, si ce phénomène peut permettre de comprendre le montant des rémunérations, il n’explique pas leur multiplication depuis les années 1960. En effet, l’endogamie des instances de pouvoir est vieille comme le monde, et rien n’indique qu’elle soit pire aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
« Lake Wobegon effect »
Pour expliquer l’explosion de la rémunération des dirigeants, il faut donc invoquer un deuxième effet pervers, bien plus redoutable, car largement contre-intuitif. C’est à partir des années 1990 que la réglementation a peu à peu imposé une révélation des niveaux de rémunération des dirigeants des entreprises cotées. Aux États-Unis, cela a pris la forme d’une nouvelle règle édictée par la Securities and Exchange Commission (SEC) en 1992. En France, c’est la loi NRE du 15 mai 2001, revue par la loi de Sécurité financière du 1er août 2003 qui a fixé ce cadre.
Dans les deux cas, l’objectif était le même : mieux informer les actionnaires sur les rémunérations des dirigeants, avec l’hypothèse sous-jacente que si ces rémunérations devenaient publiques, elles resteraient contenues. Or, paradoxalement, c’est exactement l’inverse qui s’est produit : c’est la publication des rémunérations qui a provoqué leur inflation.
En effet, dès lors que la rémunération est publique, elle devient une mesure de la valeur des dirigeants et donc un enjeu. Tant qu’elle était secrète, elle ne permettait pas de comparer les individus et restait donc une question purement privée. Devenue publique, elle s’impose comme l’étalon de leur talent. Lorsqu’une société cotée nomme un nouveau dirigeant et qu’elle décide de le payer moins que son prédécesseur, tout le monde le sait, et on va en déduire qu’il n’est pas aussi capable que celui qu’il remplace. De même, si le dirigeant d’une entreprise est moins payé que la moyenne de son industrie, tout le monde le sait, et on va en déduire qu’il n’est pas parmi les plus talentueux.
C’est parce que les rémunérations sont publiques que tous les dirigeants cherchent à gagner plus que la moyenne et que tous les conseils d’administration ne cessent de mieux les payer. En effet, un administrateur qui douterait publiquement de la compétence du dirigeant provoquerait un effondrement du prix de l’action.
Réciproquement, pour influencer positivement la valeur actionnariale, un conseil d’administration a intérêt à donner tous les signes les plus patents, les plus mesurables et les plus visibles de l’extrême confiance qu’il a dans le talent exceptionnel du dirigeant : c’est ce qu’il fait en décidant de l’augmenter. Par conséquent, une fois publique, la rémunération des dirigeants devient instrumentalisée comme à la fois un outil de mesure et un mécanisme d’influence.
Le phénomène d’instrumentalisation de la moyenne est connu aux États-Unis sous le nom de « Lake Wobegon effect », du nom de la ville fictive de Lake Wobegon, où comme le veut la légende « toutes les femmes sont fortes, tous les hommes sont beaux et tous les enfants sont au-dessus de la moyenne ». S’il est impossible que tout le monde soit meilleur que la moyenne, le fait que chacun cherche à l’être provoque son inflation.
Une solution simple pour une anomalie récente
Que retenir de tout cela ? Au regard de l’histoire, l’explosion des rémunérations des patrons des grandes entreprises reste une anomalie, et c’est une anomalie récente (l’économiste français Thomas Piketty condamne à ce propos un « extrémisme méritocratique »). D’un point de vue managérial, les niveaux actuels de rémunération ne se justifient pas, car pendant longtemps les entreprises ont été très bien dirigées sans que leurs patrons ne soient aussi grassement payés.
De plus, de tels écarts de rémunération provoquent un profond sentiment d’iniquité, au risque d’une démotivation générale, bien plus préjudiciable à la performance des entreprises qu’une très hypothétique érosion du talent des dirigeants. Comme le dit avec malice le milliardaire américain Warren Buffett :
« Quand un dirigeant avec une réputation d’excellence rencontre une industrie avec une réputation de difficulté, c’est généralement l’industrie qui conserve sa réputation ».
Par conséquent, si nous voulons mettre fin à cette anomalie historique qu’est l’explosion des rémunérations des grands patrons (ou celle des stars de cinéma et des champions sportifs), la conclusion qui s’impose est limpide : il faut rendre ces rémunérations secrètes. Dès lors qu’elles seront secrètes, les rémunérations cesseront d’être une mesure de la valeur des individus, et donc d’être un enjeu. Bien entendu, rien ne dit qu’en devenant confidentielles, les rémunérations redescendront à des niveaux plus raisonnables (pour cela, il faudrait que la loi l’impose ou que les actionnaires l’exigent), mais a minima elles auront moins de raisons d’augmenter.
Reste un obstacle de taille : on voit mal comment l’opinion, scandalisée par les niveaux actuels de ces rémunérations, pourrait accepter qu’on décide de les cacher. J’invite nos lecteurs les plus pédagogues à résoudre cet épineux problème.
Article écrit par Frédéric Fréry, Professeur de stratégie, CentraleSupélec, ESCP Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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