Il y a quinze ans, la crise financière rappelait les conséquences désastreuses que pouvait avoir l’obsession du profit à court terme au sein de grandes entreprises. Pour satisfaire les exigences des actionnaires et attirer de nouveaux investisseurs, les dirigeants et managers ont parfois agi de manière irresponsable sans mesurer les conséquences de leurs actions sur le long terme.
Quelques années avant l’effondrement de Lehmann Brothers, la faillite d’Enron, à la suite de fraudes comptables et de manipulations financières commises par une quinzaine de cadres dirigeants, avait provoqué des dizaines de milliers de pertes d’emploi et l’évaporation de nombreuses épargnes retraite.
Afin de responsabiliser l’encadrement des entreprises, les organismes régulateurs, comme le Bureau international des normes comptables (plus connu sous l’acronyme anglais IASB, pour International Accounting Standards Board) ont, semble-t-il, misé sur un modèle disciplinaire. Il s’agissait de faire en sorte que les entreprises rendent davantage de comptes. Le scandale Enron a notamment été suivi de la mise en place des normes dites « IFRS » (International financial reporting standards), visant un reporting financier « amélioré ». En France, la loi « Nouvelles régulations économiques » du 15 mai 2001 a, elle, obligé quelque 700 entreprises cotées à produire des rapports extrafinanciers quant aux conséquences sociales.
La solution a cependant montré ses limites, donnant parfois une illusion de contrôle. Récemment, en France, la course au profit des dirigeants d’Orpea aurait entraîné une politique de réduction des coûts au détriment de la qualité des soins prodigués aux résidents des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes du groupe et des conditions de travail des salariés. Pourtant l’entreprise affichait de très bons indicateurs de responsabilité sociale dans ses rapports, notamment en raison du poids du secteur d’activité dans leur calcul.
Pour des évolutions plus profondes, il semble qu’il faille réfléchir plus en amont, notamment au contexte dans lequel les actions des managers sont prises. Comment dès lors focaliser l’attention des dirigeants sur le long terme et mettre davantage en évidence les liens entre le financier et le non financier ?
Des discussions en cours
Ces dix dernières années, un nouveau cadre a pris de l’ampleur : le Reporting intégré (RI). Introduit en 2013 par l’International Integrated Reporting Committee (IIRC), coalition mondiale regroupant différents types d’acteurs, le RI se fonde sur ce que l’on appelle la « Pensée intégrée ». Elle vise à repenser le modèle d’affaires de l’entreprise en prenant en considération l’ensemble des ressources qui y contribuent (et qu’elle affectera en retour), à la fois financières et non financières.
Sont plus précisément citées les ressources financières, naturelles, manufacturières, intellectuelles, humaines, sociales et environnementales. L’objectif est de repenser le modèle d’affaires des entreprises en mettant en évidence les connexions entre le financier et le non-financier, mais aussi en réfléchissant aux conséquences de l’action sur les court, moyen et long termes. En bref, il s’agit bien là de « responsabiliser » la gestion. Le bilan qui en découle permettrait de « raconter l’histoire de l’organisation », selon les mots de l’IIRC, de façon transparente.
Ces notions se trouvent aujourd’hui au cœur des discussions de deux grands acteurs de normalisation, chargés de construire un standard de reporting extrafinancier : l’Efrag, groupe consultatif européen sur l’information financière, et l’ISSB, organisme rattaché à la fondation IFRS de même que l’IASB.
Changer en profondeur les pratiques managériales nécessite en tout cas une implication forte de la hiérarchie. Nos recherches montrent qu’il existe deux directions principales, toutes deux à prendre sous l’impulsion de la direction : une première structurée ; une seconde plus informelle, fondée essentiellement sur des discussions impliquant différentes fonctions et différents niveaux de management pour confronter les points de vue et réfléchir ensemble à la façon dont l’organisation crée de la valeur.
Déploiement structuré
Parmi les groupes que nous avons étudiés, Novo Nordisk, une entreprise danoise spécialisée dans le traitement du diabète, illustre bien la première voie. La firme emploie environ 45.000 personnes dans 80 pays et commercialise ses produits dans plus de 170 pays. En 2004, la direction du groupe a poussé la pensée intégrée dans son organisation grâce à deux actions structurantes : la formalisation du principe de gestion intégrée dans les statuts de l’entreprise et la mise en place d’un modèle de gouvernance, le « Novo Nordisk Way Of Management ».
Mads Ovlisen, PDG du groupe à l’époque, a inclus dans les statuts une clause stipulant que l’entreprise « s’efforcerait de mener ses activités financières, écologiques et sociales de façon responsable ». Dès lors, le management a été forcé de réfléchir de façon holistique à son processus de création de valeur et à reporter la performance des éléments environnementaux et sociaux au même titre que les éléments financiers.
I recently had the privilege to interview Mads Ovlisen, former CEO of @novonordisk and the « Father of CSR”, on purpose and long-term vision as the recipe for success. Read his insights in my latest @Forbes column: https://t.co/0lJ04AB6hf#Values #CorporatePurpose #LongTerm
— Tima Bansal (@TimaBansal) January 18, 2022
Le « Novo Nordisk Way Of Management » repose, lui, sur 10 principes ancrés dans le développement durable. Il sous-tend notamment le pilotage de l’organisation et les politiques de rémunération managériales. En cohérence avec le développement de la Pensée intégrée dans l’organisation, Novo Nordisk publie un rapport intégré selon le cadre de l’IIRC depuis 2014.
Le groupe illustre un modèle de Pensée intégrée structuré et déployé de façon top-down qui a fait ses preuves : des activités commerciales fondées sur la durabilité avec 100% de la production grâce à des énergies renouvelables, des médicaments faciles d’accès et abordables financièrement, tout en ayant une rentabilité parmi les plus élevées de l’industrie pharmaceutique.
Transmettre une passion pour la durabilité
Il existe, cependant, une seconde façon de procéder, beaucoup moins formelle, adoptée par exemple par Sanford. Elle est la plus grande et la plus ancienne entreprise de produits de la mer de Nouvelle-Zélande, cotée au New Zealand Stock Exchange. Nommé à la tête du groupe en 2013, Volker Kuntz, a souhaité opérer un changement stratégique radical : passer d’une stratégie axée sur le volume à une stratégie axée sur la création de valeur, notamment en abandonnant les ventes de produits surgelés et en se focalisant sur le frais.
Au cours d’un entretien réalisé en 2016, il nous exposait que le développement du capital humain et la valorisation du capital naturel sont, selon lui les « fondations » d’une croissance du capital financier sur le long terme. Pour obtenir l’adhésion de ses collaborateurs, il a privilégié les rencontres et les échanges directs à tous les niveaux organisationnels : en s’asseyant avec ses équipes de direction et en engageant des débats, mais aussi en voyageant sur les différents sites de pêche pour aller au contact des opérationnels, et leur expliquer sa nouvelle vision stratégique.
Kuntz explique avoir ainsi transmis sa passion pour la durabilité et le long terme à ses employés et à ses investisseurs. À son départ, sept ans après avoir affiché sa volonté de développer la Pensée intégrée dans son organisation Sanford est devenue une entreprise innovante et rentable tout en respectant les ressources environnementales et en valorisant ses ressources humaines. Et ce malgré des années Covid difficiles.
Contrairement à Novo Nordisk, la construction d’une Pensée intégrée chez Sanford est le fruit d’une réflexion collective et de discussions impliquant différentes perspectives et différents niveaux organisationnels. Depuis 2014, l’organisation produit un rapport intégré dans lequel, elle aussi, « raconte son histoire » de façon transparente à ses parties prenantes.
Article écrit par Sabrina Roszak, Assistant professor, SKEMA Business School et Aziza Laguecir, Professeur, EDHEC Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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