« Respecter la coutume serait plutôt de nommer un gouvernement qui ne sera pas renversé rapidement », estime Philippe d’Iribarne, directeur de recherche au CNRS

Par Julian Herrero
23 août 2024 09:18 Mis à jour: 23 août 2024 09:21

ENTRETIEN – Philippe d’Iribarne est directeur de recherche au CNRS. Il a publié une vingtaine d’ouvrages, en dernier lieu Le Grand Déclassement (Albin Michel, 2022). Dans cet entretien accordé à Epoch Times, il revient sur la situation de blocage politique actuelle à l’Assemblée nationale et les raisons de la progression continue du Rassemblement national depuis des années.

Epoch Times – À la suite des élections législatives du 30 juin et du 7 juillet, la France se retrouve dans une situation de blocage parlementaire inédite sous la Ve République. Quelles en sont pour vous les causes profondes ?

Philippe d’Iribarne – Il y a déjà un élément qui a changé la donne par rapport aux années précédentes, la progression du Rassemblement national d’élection en élection qui fait qu’on n’a plus une opposition simple entre deux courants politiques dont l’un ou l’autre est majoritaire.

Rappelez-vous en 2017, l’arrivée à l’Assemblée nationale de quelques députés RN est apparue comme une chose étonnante. On avait l’impression que dans un scrutin majoritaire à deux tours, aucun candidat RN n’était en mesure de rassembler plus de 50 % des voix au second tour.

En 2022, le parti de Marine le Pen a remporté 90 sièges de députés en dépit du mode de scrutin. Ce qui fut assez extraordinaire et inattendu. Et, s’il n’y avait pas eu à l’occasion de ces législatives anticipées d’accord électoral entre la macronie et le Nouveau Front populaire, le Rassemblement national aurait été majoritaire à l’Assemblée.

Le fait qu’il soit pour le moment, en quelque sorte, exclu du cercle des partis respectables est un phénomène essentiellement français. Chez nos voisins européens, où il se passe des choses analogues d’un point de vue électoral, comme en Suède, aux Pays-Bas ou en Italie, il n’y a pas de blocage politique, mais des alliances des droites pour gouverner.

Si la droite traditionnelle LR canal historique et le RN ne peuvent coopérer, c’est parce que l’une se veut dans le camp du bien, se déclarant « républicain » et voit l’autre dans le camp du mal, déclaré « extérieur à l’arc républicain ». Mais la différence n’est pas grande sur les politiques à mener et la droite est accusée par la gauche de « courir après l’extrême droite ». Par contre, la droite et la gauche, qui s’opposent sur les politiques à mettre en œuvre, se retrouvent dans le camp du bien « républicain ». C’est le hiatus entre ces deux clivages, l’un en matière de programme politique, l’autre en matière de pureté idéologique, qui conduit au blocage.

Après plusieurs jours de consultations, Emmanuel Macron va choisir un nouveau Premier ministre. Plusieurs noms circulent déjà. Quel est, selon vous, le profil qui permettrait de sortir de l’impasse ?

La difficulté, c’est qu’il y a deux aspects de l’impasse : la composition de l’Assemblée nationale et les désirs d’Emmanuel Macron.

En 2017, celui-ci s’est fait élire avec le slogan du « et en même temps ». Je pense que, pour lui, renoncer à faire entrer les socialistes dans un futur gouvernement serait un deuil terrible. Et donc il se bat comme un beau diable pour tenter de décrocher le PS de LFI et faire en sorte que celui-ci rejoigne la grande coalition dont il rêve. Va-t-il y parvenir ? Ce n’est pas évident. Certes, on voit que les socialistes ne soutiennent pas le projet de destitution d’Emmanuel Macron porté par les insoumis. Mais est-ce que cette coupure va s’approfondir au point qu’ils se séparent ? Pas sûr. L’ancien socialiste Bernard Cazeneuve est rejeté par la gauche et pourrait difficilement servir de caution de gauche au chef de l’État.

Si Emmanuel Macron ne parvient pas à construire une coalition incluant les socialistes, la composition de l’Assemblée nationale ouvre la voie à une autre option susceptible de ne pas être défaite aussitôt par une motion de censure : un gouvernement de droite alliant, avec des rôles plus ou moins différenciés, l’aile droite de la macronie, Horizons, le MoDem et les Républicains canal historique, avec en prime la neutralité bienveillante du RN. Une telle alliance n’appliquerait pas un programme très différent de celui du Rassemblement national avec une grande insistance sur les aspects régaliens, la sécurité, la lutte contre l’immigration, etc. Mais, si cette formule semble la plus susceptible de tenir la route à l’Assemblée, elle est inacceptable pour le président puisque cela reviendrait, pour lui, à se renier totalement dans l’abandon du « et en même temps ».

Concernant le NFP, je ne crois pas du tout à l’hypothèse Lucie Castets. Beaucoup d’analystes disent qu’elle ne passerait pas une motion de censure immédiate du fait qu’elle refuse l’idée de ne pas avoir de ministre LFI. Chacune des solutions qu’on peut envisager se heurte à des obstacles très solides.

Le Nouveau Front populaire est arrivé en tête des élections législatives. Dans un esprit institutionnel, le chef de l’État ne devrait-il pas nommer Lucie Castets ?

Il n’y a rien qui indique dans la Constitution que le président de la République devrait nommer quelqu’un issu de la formation politique arrivée en tête aux élections législatives. Je trouve d’ailleurs assez amusant que le Nouveau Front populaire mette en avant la coutume pour pousser Emmanuel Macron à nommer Lucie Castets, alors qu’il s’en est totalement affranchi en faisant en sorte que le RN n’obtienne aucun poste-clé à l’Assemblée. Soit on prend la coutume globalement au sérieux, soit on s’en affranchit.

Ceux qui mettent en avant le nombre de siège obtenus utilisent une rhétorique habile, mais qui ne paraît pas tenir compte de la réalité politique quand on reste loin d’être capable de construire une majorité qui résisterait à une motion de censure.
La gauche dit que c’est ce qui se fait ailleurs en Europe. Mais dans les autres pays européens, on fait des coalitions dont on n’exclut pas des partis qui ont obtenu un grand nombre de voix. La gauche fait référence en fait à des situations dans lesquelles, dans un système où deux partis s’opposent, un parti a clairement obtenu la majorité absolue. Dans ce cas de figure, le président n’a pas de choix autre que de suivre le parti majoritaire à l’Assemblée, seul capable de ne pas être aussitôt censuré. C’est ce qui s’est produit pour François Mitterrand et Jacques Chirac. Mais on en est loin.

Respecter la coutume serait plutôt de nommer un gouvernement qui ne sera pas renversé rapidement par le vote d’une motion de censure.

Le Rassemblement national n’est pas sorti vainqueur des élections législatives anticipées, mais sa progression continue. De quoi est-elle le résultat ?

Les autres partis ne prennent pas au sérieux une série de questions auxquelles nombre de Français accordent de l’importance, en particulier les Français qui vivent en dehors de Paris et de quelques métropoles, qui sont souvent des artisans, des commerçants, agriculteurs ou chefs de TPE-PME. Ils aspirent à une vie tranquille et s’opposent à l’assistanat. J’ai pu constater dans ma région qu’on a créé beaucoup de logements subventionnés par l’État dans lesquels la CAF peut faire venir les gens qu’elle veut et ce sont souvent des individus qui sont vus par les locaux comme semant le trouble.

Je peux évoquer également un responsable CGT travaillant dans une grande usine dans une petite ville affirmant que 80 % des ouvriers de l’entreprise votent RN parce qu’autrefois, ils menaient une vie tranquille et qu’avec la construction de nouveaux logements sociaux habités par des gens qui n’ont pas la même vision du respect d’autrui, la vie est devenue plus difficile et qu’ils ne peuvent plus laisser leurs enfants circuler normalement.

Dans toute cette France provinciale et paisible, il y a un problème lié à l’évolution de la société, avec l’apparition de catégories peu performantes à l’école, dans l’économie, et mal socialisées, qui sont vues comme composées d’assistés. S’y ajoute les problèmes liés à la montée de l’immigration, qui sont niés par la gauche et peu pris au sérieux par Emmanuel Macron, comme nous avons pu le constater au moment des débats autour de la loi immigration ; une attitude qui alimente le vote RN. Si c’était la question du pouvoir d’achat qui était centrale, les classes populaires voteraient à gauche. Or, la France populaire vote de moins en moins à gauche.

La France qui s’oppose au RN, c’est, à la fois, la France des beaux quartiers, plutôt à droite ; une catégorie, très à gauche, composée de gens avec des diplômes de niveau élevé mais peu appréciés sur le marché du travail, souvent avec des professions plutôt intellectuelles peu rémunératrices, ;et la France d’origine immigrée qui soutient massivement la France insoumise.

Aujourd’hui, le RN parle de sujets que la gauche a abandonnés. C’est comme à l’époque où, alors que la préoccupation écologique montait, les partis écologistes progressaient parce que les autres mouvements politiques ne traitaient pas la question écologique.
Quand les partis classiques ne traitent pas une question, un parti plus ou moins en marge s’en charge.

L’exemple du Danemark est frappant a contrario. L’équivalent du RN montait dans les votes, notamment en raison des problèmes liés à l’immigration. Mais quand les sociaux-démocrates ont décidé de traiter ces sujets, l’équivalent danois du RN s’est effondré électoralement.

Je doute qu’il y ait une vraie adhésion de beaucoup de Français pour le Rassemblement national, mais comme les autres partis ne les écoutent pas, nombre de Français comptent sur lui pour les représenter. On remarque dans les sondages que parmi les qualités majeures que les Français attribuent au parti de Jordan Bardella, c’est le fait qu’il soit proche de leurs préoccupations, sans en attendre des merveilles.

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