Faire son sac, prendre des piles, des câbles et des cartes SD pour l’enregistreur numérique. Demander son accréditation médias auprès du ministère ukrainien de la Défense avant de partir, de revenir sur le terrain pour la troisième fois depuis le début de l’invasion russe, avec ce désir de documenter la guerre.
Dans l’avion pour la Pologne, juste devant moi, un jeune Ukrainien revient aussi. La teneur existentielle de son retour est sans commun rapport avec mes préoccupations. J’imagine qu’il se réinstalle après un long exil, ou alors peut-être rentre-t-il simplement pour quelques jours, pour revoir les siens, ceux qui sont restés.
À l’approche de l’atterrissage, il tient son téléphone en main. Il fait défiler ses photos : les fumées d’une bonne grosse bombe, une autre explosion, un chat (il zoome), un bébé, encore le même bébé, toujours le bébé mais cette fois-ci dans les bras de sa maman, une voiture de sport en cours de réparation dans un garage (il zoome sur le capot), un immeuble détruit, une femme nue (il ne s’attarde pas sur la photo), des amis au restaurant tout sourire devant l’objectif.
Revenir en Ukraine, une ethnographie des corps en résistance
Chroniquer la guerre d’un point de vue ethnographique n’est pas une affaire si courante. J’ai tenté de le faire au cours de plusieurs séjours en Syrie (2012-2018), puis en Ukraine, afin de mieux comprendre comment les conflits s’inscrivent dans le quotidien de chacun.
J’ai toujours pensé que ce travail a du sens. Il n’est pas de commenter les combats en cours, les avancées tactiques ou les engins militaires déployés. Tout cela a assurément son importance. Mais il est une chose contre laquelle je lutte en tant que chercheur, c’est que la guerre ne soit plus vue comme une affaire de gens ordinaires ; qu’elle devienne abstraite, qu’elle ne soit commentée qu’en termes de comptabilisation des morts, des blessés, des territoires perdus ou conquis.
Un matin de février 2022, une foule de personnages ordinaires, que rien ne disposait à vivre une telle expérience, se retrouvent avalés par la guerre. Ils assurent les premiers secours, ils deviennent bénévoles humanitaires, chauffeurs, combattants… La violence du monde les a rattrapés.
Depuis ce jour, pour la plupart, ils participent à l’effort de guerre. Ils ont été enthousiastes, patriotes, courageux, gagnés par la lassitude et la fatigue, terrifiés, confiants ; autant d’humeurs propres à toute expérience vivante.
Au cours des premières semaines, ils n’ont guère eu de temps de réfléchir aux attitudes à adopter. Ils se sont laissés porter par les événements et la mobilisation massive de leurs amis proches ou lointains. Ils ont vécu de longs mois dans la peur et la suractivité. Leur vie s’est soudainement animée. En quelques jours seulement, ils se sont trouvés mêlés à toute une série d’aventures effrayantes et palpitantes.
Des vies transformées
Il faut bien raconter tout ce qu’il s’est passé ces derniers mois et comment ceux qui la vivent ont été changés par le contact quotidien avec la violence. Se mettre à la hauteur d’existences véritablement humaines, rendre compte de ces faits par une observation participante. Participante, parce qu’il s’agit de vivre quelques semaines avec ces activistes, revoir ceux que j’ai laissés en août dernier, date de mon dernier voyage. Ils habitent Kiev, Kharkiv, Kramatorsk.
Depuis, Vitali, un volontaire de Kharkiv devenu ensuite combattant, que j’avais rencontré il y a un an, est mort à Bakhmout. Dania, un de ses amis, a lui aussi été tué.
Les autres sont encore en vie. À Kiev ou à Kharkiv, ils ont repris le cours d’une vie à peu près normale. Les bombardements se font plus rares, les magasins rouvrent, les habitants reviennent, les volontaires abandonnent leurs engagements et retournent à leurs affaires personnelles. Le retour à la vie normale s’installe presque aussi rapidement que l’état de guerre.
C’est tout une affaire de laisser la guerre derrière soi quand on a été absorbé par elle. Mais un jour, l’ennemi s’éloigne, la mobilisation perd de son évidence, les nécessités quotidiennes pressent à penser à soi, à retourner au travail, à recommencer à gagner sa vie après l’avoir sauvée, à se projeter dans un à-venir.
Recommencer une vie « normale »
Après des mois d’une vie agitée et incertaine, presque sans repères, ils retrouvent une vie familière, ordonnée et plus prévisible. Il est arrivé quelque chose et, dorénavant, il n’arrivera plus grand-chose de remarquable. À la fin de mon séjour, je vais retourner à Kharkiv revoir ces gens qui ont lâché la guerre alors qu’elle se poursuit à une centaine de kilomètres de là. C’est là mon premier questionnement : comment retourne-t-on dans un semblant de « vie normale » ?
Sortir de la violence a des coûts subjectifs immenses : perdre toutes ces intensités, ces solidarités fusionnelles, ce sentiment d’une existence utile et entièrement absorbée dans une pure présence au présent.
C’est aussi vivre avec les souvenirs, les images effroyables de l’écroulement du monde.
J’imagine que les troubles mentaux ou les manifestations dépressives augmentent. J’entrevois toutes les difficultés à se réinscrire dans un monde organisé et, pour beaucoup, à conduire une vie bien plus précaire qu’autrefois, ne serait-ce que parce que de nombreux logements ont été détruits et de beaucoup d’emplois ont disparu.
L’inverse est sans doute aussi vrai : peut-être retrouvent-ils la joie de l’insouciance et, fiers d’avoir d’avoir participé à mettre en échec les attaques russes, goûtent avec satisfaction aux plaisirs d’une vie simple et préservée des dangers.
Mais la guerre n’a pas disparu. Elle est toujours là, seulement plus lointaine. Ils se soucient moins de leur vie personnelle que de celle de leurs proches partis au plus près des combats et toujours en proie aux tourments de la violence.
Dans le Donbass, ceux qui continuent
D’autres volontaires continuent leur lutte. Je viens tout juste de rejoindre la ville de Kramatorsk, dans le Donbass, pour retrouver Mark, l’un de ces volontaires actifs depuis le début.
Avec d’autres, il continue de livrer des colis dans les villes sinistrées non loin de Bakhmout et Tchassiv Yar où les combats sont d’une intensité effrayante. Jusqu’à récemment, il s’est aussi occupé d’évacuer les civils des territoires menacés d’être conquis par les Russes.
Ces volontaires aussi sont transformés.
Ils sont entrés dans des routines, dans des organisations davantage rationalisées et non plus seulement façonnées depuis les élans du cœur. Ils vivent de la guerre et pour elle. Ils se sont habitués à vivre une vie sous tensions, étroite et contrainte par les dangers et les nécessaires sécurisations militaires. Probablement, ils ont diminué la réalité de la violence.
À mesure qu’ils en font l’expérience, l’apprécient-ils différemment ? Ont-ils déplacé les seuils de l’intolérable ? Éprouvent-ils les mêmes chocs des premières fois ? Je ne sais pas s’il existe des êtres qui s’habituent aux visages terrorisés, aux corps blessés, aux vies vécues dans les décombres, dans les caves de fortune, dans les immeubles écroulés, à vivre aux côtés de vies en ruine.
En Syrie, à mesure que la guerre traînait en longueur, j’ai pu constater comment la profonde affliction pouvait rendre les visages gris, fatigués et sans joie. Plus on s’enfonce dans la violence, plus on désapprend à vivre. Le monde ne devient plus rien pour soi. Les passions les plus tristes sont alors susceptibles d’envahir les esprits endurcis. Qu’en est-il pour ces Ukrainiens au plus proche des combats ? Comment le rapport à la vie et aux ennemis se transforme-t-il ?
Regarder bien en face la chair du monde
J’ai aussi mes habitudes. Il me faut lutter contre ce regard qui banalise ce qu’il voit. C’est un vrai combat intérieur que de se laisser encore surprendre par la réalité, d’être saisi par elle et de ne pas ramener l’inconnu au connu. On distingue les bons observateurs à leur capacité d’attention. Il ne s’agit pas tant de recueillir de bons matériaux que de remarquer des faits apparemment minuscules pour en tirer des enseignements riches sur l’ordinaire de la guerre, ses forces, ses ordres, ses passions et ses déboires.
Une recherche ethnographique cherche à comprendre dans la durée l’effet de la guerre sur les vies ordinaires. Elle cherche aussi à transformer en témoins ceux qui en sont éloignés géographiquement, à travers le simple acte de regarder. Parce que « regarder » engage, disait Lanzman à propos de son film Shoah. Le rôle de l’ethnographie est aussi de regarder bien en face la chair du monde pour la faire voir.
Éthnographier la guerre, c’est aussi participer à l’effort de narrer ces existences alors que tout s’effondre autour d’elles. Il n’est pas impossible, qu’un jour ces gens ordinaires soient tentés d’oublier pour recommencer à vivre. Il leur arrivera aussi d’être privés d’interlocuteurs qui voudront bien accueillir leurs histoires. C’est le moment cruel de la solitude, de l’esseulement moral après avoir été un sujet héroïque de l’histoire.
Déjà, depuis quelques mois, l’attention publique décline. Le lecteur aussi s’est habitué à la guerre. Les émotions des premières semaines de février 2022 sont vite retombées, les marches de soutien pour le peuple ukrainien se sont vidées, l’indignation devant ces vies détruites tarit. Que l’on soit à quelques milliers de kilomètres ou au centre de la guerre, il se dégage une attitude commune : minorer la réalité de la violence pour s’éviter un terrible vacillement psychique.
Le dilemme est toujours aussi douloureux ; enjamber le réel pour s’en protéger a pour conséquence une complicité avec les horreurs du présent. Une autre attitude, qui apparaît à mes yeux comme absolument souhaitable, est d’être fidèle aux événements et de prendre position vis-à-vis d’eux. Cela requiert « le sens du réel et un certain flair moral », écrivait Jean-Jacques Rosat dans sa préface aux chroniques à ma guise de George Orwell.
Article écrit par Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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