Rodrigo Ballester : « L’élection américaine révèle un clivage entre ceux qui suivent les médias traditionnels et ceux qui s’informent par de nouveaux canaux d’information »

Par Etienne Fauchaire
10 novembre 2024 16:38 Mis à jour: 10 novembre 2024 21:01

ENTRETIEN – Donald Trump sera bientôt de retour à la Maison-Blanche après un triomphe électoral qui a plongé dans l’effroi et l’incompréhension ceux qui croyaient voir dans son élection en 2016 une anomalie historique vouée à ne jamais se reproduire. Rodrigo Ballester, ancien fonctionnaire européen issu du Collège d’Europe, et directeur du Centre d’études européennes du Mathias Corvinus Collegium (MCC) à Budapest, analyse les raisons du retour en force du républicain et les conséquences prévisibles de son second mandat sur le Vieux continent.

Epoch Times : D’un avis largement partagé, la performance électorale réalisée par Donald Trump est spectaculaire. Que symbolise cette victoire ?

Rodrigo Ballester : Cette élection présidentielle aux États-Unis revêtait une importance historique : elle incarnait la lutte entre deux modèles de société, et même de civilisation. Son enjeu n’était pas seulement politique, mais bien existentiel pour l’avenir du pays.

Si je devais exprimer en un mot la symbolique de cette victoire, je dirais qu’elle incarne la défaite de l’establishment, renversé par une vague de colère anti-woke. Cette colère, latente depuis des années, est le fruit de décennies de tentatives visant à museler les voix dissidentes ; elle s’est finalement exprimée ouvertement dans les urnes le 5 novembre.

Cette victoire, c’est l’Amérique périphérique qui s’est fait entendre à travers la figure de Donald Trump : celle des petites villes et des zones rurales, composée de « petits Blancs » oubliés, mais aussi d’immigrés conservateurs, des gens ordinaires qui se lèvent chaque matin pour travailler. Cette « Amérique oubliée » a pris sa revanche contre les élites urbaines, libérales et privilégiées, éloignées de ses préoccupations, enfermées dans des postures de vertu et des attitudes nombrilistes dans l’espoir de se distinguer socialement.

Par ailleurs, cette élection n’a pas seulement opposé la gauche et la droite, les élites et les classes populaires, ou encore les mondialistes et les nationalistes. Elle a révélé un clivage entre ceux qui continuent de faire confiance aux médias traditionnels et ceux qui s’informent principalement par de nouveaux canaux, notamment les réseaux sociaux, plus particulièrement X. Cet aspect a joué, à mon avis, un rôle déterminant dans le succès de cette campagne.

Invité sur CNews le 6 novembre, Éric Zemmour estimait que la sobriété de l’hommage rendu par Marine Le Pen à la victoire de Donald Trump s’expliquait par le fait que Donald Trump aurait centré sa campagne sur la question identitaire, thème, juge-t-il, abandonné par la cheffe de file du RN. Partagez-vous cette analyse ?

Dans la campagne de Trump, l’identité n’était qu’une question parmi d’autres ; le républicain s’est également focalisé sur des thèmes comme le poids de l’État, la bureaucratie, ou encore la lutte contre l’establishment, tous rassemblés sous le slogan Make America Great Again.

Il faut aussi souligner que le concept de migration revêt une signification différente aux États-Unis : bien qu’on ne puisse pas dire que ce pays se soit construit uniquement par l’immigration, ce pays demeure jeune et entretient une relation différente à cette question par rapport à la France. Le rêve américain repose sur le concept d’assimilation : les nouveaux arrivants sont encouragés à venir légalement pour s’intégrer et contribuer activement à la société.

Quant à la réserve de Marine Le Pen devant l’élection de Donald Trump, cela semble relever avant tout d’une tactique électorale. La perception globalement négative du républicain dans les médias français a probablement influencé sa décision de ne pas le soutenir ouvertement, un choix qui aurait pu se révéler contreproductif. Je n’interpréterais donc pas cette prudence comme une opinion de fond ou définitive de sa part.

Selon un sondage Elabe pour BFMTV, publié ce jeudi, 62% des Français se disent « inquiets » après la victoire de Trump. Comment interprétez-vous ce chiffre ?

Tout simplement par le biais manifeste et éhonté d’une grande majorité des médias envers Trump. En Europe occidentale, il est extrêmement rare, voire impossible, de trouver des médias ayant couvert ces élections de manière objective.

Récemment, je lisais une statistique issue d’un sondage de la télévision allemande : 99 % des Allemands pensaient que Kamala Harris gagnerait. Face à un tel niveau de manipulation médiatique, il est compréhensible que 62 % des Français expriment une certaine inquiétude suite à l’issue de ce scrutin.

Depuis son arrivée sur la scène politique, Trump a été systématiquement caricaturé par une presse qui est lui est hostile et qui a oublié sa mission d’information. Je me souviens que même les accords d’Abraham, coup diplomatique de génie de Trump durant son premier mandat, avait été passé sous silence…

Il n’est donc pas surprenant que l’une des conclusions majeures de cette élection aux États-Unis soit le discrédit presque total des legacy media, désormais dépassés par les réseaux sociaux, en particulier X, devenu la principale source d’information pour des citoyens qui ont pris conscience que ce qu’ils lisaient dans les médias traditionnels s’avérait, à bien des égards, mensonger.

Selon une étude de Media Research Center, Trump n’a bénéficié que de 15% de couverture médiatique positive, contre 78% pour sa concurrente démocrate. Mais il a remporté l’élection. Doit-on en conclure qu’à la différence des États-Unis, les médias traditionnels détiennent encore leur pouvoir d’influence en France ?

Indéniablement, pour l’instant. En matière d’évolution des tendances politiques, l’Europe a constamment 5 à 10 ans de retard sur les États-Unis. Toutefois, en France comme dans l’ensemble du monde occidental, les lignes commencent déjà à bouger, notamment parce que le monopole des médias traditionnels est lui aussi progressivement remis en cause par les réseaux sociaux.

D’ailleurs, le débat en Europe sur la lutte contre les « discours de haine » masque en réalité une volonté de maîtrise du narratif idéologique, politiques et journalistes étant engagés, par instinct de survie, dans une bataille pour conserver leur place et leur pouvoir d’influence.

Quelles pourraient être les principales conséquences de l’élection de Donald Trump en Europe selon vous ?

Les réactions rapides et, il faut le souligner, courtoises des chefs d’État européens après l’élection de Donald Trump témoignent d’une volonté de coopération avec la nouvelle administration américaine.

Compte tenu de la forte dépendance de l’Europe vis-à-vis des États-Unis, ce scénario était néanmoins inévitable : difficile de se monter hostile envers la puissance américaine, quand bien même le président élu ne correspond pas aux préférences initiales des dirigeants européens. Le pragmatisme est donc de rigueur.

Cela étant dit, il faut s’attendre à ce que Trump applique une politique commerciale plus protectionniste, ainsi qu’une approche de l’OTAN qui exigera de l’Europe qu’elle assume davantage ses responsabilités, notamment en matière de contributions financières. Trump avait déjà souligné ce point lors de son premier mandat : si l’on croit en l’OTAN et à l’atlantisme, une alliance où chaque membre assume équitablement son rôle sera plus influente et robuste qu’une OTAN où un seul pays porte la charge de la protection des autres, au risque d’entretenir une forme de dépendance.

J’espère également que l’élection de Trump incitera l’Union européenne à se montrer moins idéologique, moins encline au wokisme, et à respecter davantage la diversité culturelle et politique de ses États membres, en particulier ceux d’Europe centrale.

À plus long terme, cela pourrait encourager l’Europe à aborder avec plus de pragmatisme les politiques conservatrices menées notamment en Hongrie, souvent perçue comme la « brebis galeuse » de l’Union et soumise à un isolement brutal en son sein : ce traitement abject va jusqu’à exclure les universités hongroises des programmes Erasmus.

Ironiquement, cette Hongrie, que beaucoup cherchent à marginaliser, se trouve être la meilleure alliée du nouveau président américain et leader naturel du monde occidental.

Donald Trump a fait de sa capacité à mettre un terme à la guerre en Ukraine une promesse de campagne. Quelle dynamique son élection aura-t-elle sur les rapports entre l’Occident et la Russie, notamment dans le cadre de ce conflit ?

L’impact de cette élection sera absolument crucial et déterminant. On peut observer que même Zelensky a exprimé de manière constructive son appréciation de l’approche de Trump, qui privilégie la paix par la force. Il y a donc de fortes chances que l’Union européenne, qui s’est longtemps accrochée à une vision très moralisante du conflit en Ukraine, soit contrainte de s’adapter et de reconsidérer sa position.

Je pense que Trump va obliger l’UE à revoir sa propre approche de cette guerre, qui demeure excessivement dogmatique. D’un point de vue géopolitique, tout le monde le sait : la priorité stratégique des États-Unis est la Chine, suivie par la gestion du conflit à Gaza. L’Amérique, déjà affaiblie, ne souhaite pas se retrouver engagée sur trois fronts ouverts à la fois.

Et sans les États-Unis, l’Europe reste trop vulnérable pour pouvoir faire face seule à la Russie. Dans ce contexte, il est dans l’intérêt de tous d’adopter une approche plus pragmatique pour trouver une issue à ce conflit.

L’élection américaine a ramené le concept de défense européenne sur le devant de la scène. Sachant que l’Allemagne s’est historiquement montrée réticente à se passer du parapluie nucléaire américain pour lui privilégier celui de la France, l’Europe de la défense est-elle une chimère française ?

La question n’est pas tant de renoncer à la protection américaine que de s’armer et d’investir dans la défense afin de renforcer l’OTAN, pour qu’elle devienne plus solide et équilibrée. Actuellement, l’OTAN présente une « jambe » américaine extrêmement forte et une « jambe » européenne quasi inexistante.

La défense européenne n’est donc pas une chimère française, dès lors que l’on ne parle pas d’armée fédéralisée, mais bien d’une coopération accrue entre des armées indépendantes et autonomes.

Il existe un large consensus parmi les États membres de l’Union européenne en faveur d’une intensification de la coopération en matière de défense, par exemple dans les domaines de la recherche commune ou des achats groupés. Partant du principe que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, une grande partie de la politique de défense européenne devrait donc viser à permettre aux États membres de renforcer leurs capacités militaires, sans freins budgétaires supplémentaires.

Prenons l’exemple de la Pologne, qui investit déjà 4 % de son PIB dans la défense. Cette dynamique pourrait en faire une grande puissance militaire en Europe, potentiellement la deuxième après la France, si l’Allemagne ne prend pas ses responsabilités.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.

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