Rougir des joues, voilà une réaction tout à fait normale et universelle. Pourtant, certaines personnes développent une véritable obsession autour de la crainte de rougir devant les autres, et cette phobie peut se transformer en calvaire. Les médecins la nomment « éreutophobie », et cela depuis le XIXe siècle. Elle est beaucoup plus fréquente qu’on ne le pense.
Un peu d’anatomie, pour commencer. Le rougissement du visage s’explique par un afflux de sang dans les petits vaisseaux présents sous la peau, qui peuvent se dilater sous le contrôle du système nerveux. Il s’agit d’une réaction normale, que tout le monde peut ressentir même si sa visibilité est variable selon la couleur et l’épaisseur de la peau. De même, l’intensité de cette réaction peut être différente d’une personne à l’autre, comme la plupart des phénomènes biologiques du corps.
Deux types de mécanisme peuvent expliquer l’apparition d’un rougissement. Le premier est purement physique : il vise à rafraîchir le corps, en évacuant un peu de chaleur excessive, lors d’un effort physique en particulier. En effet, la circulation du sang sous la peau permet d’augmenter la surface de contact avec l’air ambiant, et donc d’évacuer de la chaleur. Le maintien d’une température stable, autour de 37 °C, fait partie des priorités de notre organisme car il conditionne le fonctionnement de tous nos systèmes internes. À tel point que ce rougissement de « climatisation » est une réaction complètement automatique, comme la transpiration qui poursuit le même but, contre laquelle la volonté ne peut absolument rien.
Sous l’effet des émotions fortes
Le second mécanisme du rougissement est lié aux émotions. Toutes les émotions fortes, positives (plaisir) ou négatives (colère) peuvent en effet s’accompagner de rougissements. Cela s’explique par l’activation du système nerveux, avec libération de l’adrénaline qui agit sur le cœur, mais aussi sur les vaisseaux du visage. Et une gamme d’émotions est particulièrement en cause : celle de l’embarras, qui va de la simple gêne à la plus forte honte. On les ressent quand on est touché ou perturbé par la présence et surtout le regard de l’autre sur soi-même, que ce soit positivement (compliments reçus, envie de plaire) ou négativement (idée de culpabilité, crainte d’un jugement dévalorisant).
Comme le rougissement de chaleur, le rougissement « social » est un pur réflexe, ancré très profondément dans notre cerveau, et donc inaccessible à la volonté. Si l’on se fie au déterminisme, on peut penser que cette réaction a une fonction essentielle pour la vie en société : en montrant à l’autre, même sans langage, qu’on est conscient de sa présence et de son point de vue, on évite un rapport de force et une agressivité qui pourraient être délétères pour les deux individus et donc ainsi pour l’ensemble de l’espèce. Les émotions fondamentales ont en effet préexisté au langage, et se retrouvent dans beaucoup d’espèces de mammifères. Elles s’accompagnent toujours d’une partie visible aux autres qui sert à la communication : mimique du visage, attitude corporelle, etc.
Un accès de rougissement social dure normalement quelques secondes, et n’est qu’un (petit) mauvais moment à passer que l’on oublie vite. Pour certaines personnes très sensibles au regard de l’autre, qui se sentent vulnérables et/ou souhaitent donner une certaine image très assurée d’elles-mêmes, un tel épisode peut se transformer en cauchemar. La sensation de rougeur, ou plus exactement de chaleur – car on ne peut pas constater soi-même la couleur de ses joues – déclenche chez elles une angoisse très forte, une hyperfocalisation sur soi, et l’envie de fuir le regard des autres considéré comme porteur de moqueries ou au moins de jugement.
Un rougissement auto-entretenu
Hélas, toutes ces réactions ne font qu’augmenter le malaise et donc… le rougissement. Vouloir l’arrêter ou même le dissimuler ne fait qu’aggraver la situation, comme quand on essaie de casser une alarme programmée pour sonner encore plus fort quand quelqu’un cherche à l’éteindre sans en avoir le code. Ainsi auto-entretenu comme un feu que l’on arrose d’huile, l’épisode de rougissement peut durer de longues minutes, voire plus, en général jusqu’à l’interruption de l’échange avec l’interlocuteur. Il laisse ensuite une trace quasi-traumatique dans la mémoire émotionnelle de la personne, entourée d’un sentiment de honte et d’une obsession à long terme : « Plus jamais ça ! »
À la suite d’expériences de ce type, en général dans l’enfance ou l’adolescence et surtout quand des moqueries ont bel et bien été exprimées, la crainte de rougir peut devenir envahissante. Elle risque de perturber gravement le bien-être et surtout la vie sociale. L’éreutophobie est en fait un mélange de phobies sociales, du fait de la peur et de l’évitement des autres, et un trouble obsessionnel, car l’idée de rougir se transforme en idée fixe, avec l’impression qu’un « flush » peut arriver à tout moment.
Et, effectivement, du fait du stress et de l’hyperattention que l’on y porte, ces épisodes peuvent se répéter de plus en plus. Les rougissements se déclenchent alors dans les situations sociales sensibles (enjeu de séduction, examen, etc.), mais aussi dans les circonstances les plus banales comme en famille ou lors d’une rencontre inopinée. La personne modifie alors ses activités, sort moins, fait des choix de vie contraints par cette peur, et recherche diverses stratégies de dissimulation (maquillage, vêtements couvrants, préférence pour les lieux frais ou sombres, etc.).
L’éreutophobie apparaît en général à l’adolescence ou un peu après. Elle peut durer quelques mois, mais, parfois, beaucoup plus. Dans les cas sérieux, une dépression peut en découler, ou d’autres complications comme une consommation excessive d’alcool ou d’autres addictions.
Les extravertis ne sont pas épargnés
Il n’existe pas de statistiques précises sur les personnes touchées par cette phobie. Mais si l’on considère qu’environ un quart des personnes souffrant d’anxiété sociale (soit 4-5 % de la population) ont, entre autres, une certaine peur de rougir, on peut estimer à 1 % la fréquence de l’éreutophobie, soit plus de 600 000 personnes en France (touchées actuellement ou l’ayant été dans le passé). Le nombre de femmes est supérieur au nombre d’hommes, mais ceux-ci ne sont pas épargnés. Tous les profils de personnalité peuvent être concernés (même des célébrités, très différentes, comme Tennessee Williams, Johnny Hallyday ou Frédéric Beigbeder ont dit en avoir souffert) et pas seulement les tempéraments timides. Car certaines personnes initialement très extraverties et à l’aise en société ne voulant surtout pas apparaître comme timides – signe assimilé, à tort, à de la faiblesse et de l’incompétence – sont réellement traumatisées par des expériences humiliantes de rougissement. Elles deviennent alors durablement évitantes des autres et de leurs propres émotions.
Heureusement, il existe des solutions pour se libérer de la peur de rougir. Paradoxalement, ces solutions passent d’abord par une phase d’acceptation, car s’interdire totalement de rougir mène à l’impasse. Même si la sensation peut être pénible sur le moment, et même si ça n’est pas l’image que l’on souhaite donner de soi, il faut admettre une certaine dose d’émotivité et de sensibilité au jugement de l’autre, qui constitue plutôt une qualité humaine appréciable. En acceptant cela, et même en osant en parler à certains proches, un travail de dé-dramatisation peut commencer utilement. Car le tabou et la honte ne font qu’aggraver le sentiment de solitude et d’incapacité.
Il faut ensuite réussir à se persuader que le rougissement, même s’il est parfois visible par autrui, attire beaucoup moins l’attention et l’intérêt que ce que l’on imagine. La manière de s’exprimer, en parlant posément et fort, le contenu du discours et l’attitude générale comptent beaucoup plus pour transmettre des informations sur soi-même et être apprécié que la couleur des joues. Il est donc nécessaire « d’oublier » le rougissement pour se concentrer le plus possible sur ce que l’on souhaite dire et sur les réponses et les questions de l’interlocuteur. Inutile de chercher à deviner comment celui-ci nous juge : il est impossible de le savoir vraiment. Il s’agit d’un effort essentiel de contrôle de son attention. L’exercice demande de l’entraînement, mais permet d’améliorer nettement son aisance relationnelle. Tout en étant indulgent et même amical envers soi-même, il faut surtout ne pas obéir au rougissement, c’est-à-dire ne pas fuir le contact avec autrui et ne pas chercher à cacher son émotivité de manière artificielle.
La respiration, la méditation, l’affirmation de soi
Des exercices progressifs d’exposition au regard de l’autre permettent d’accroître la confiance en soi, de réduire la peur et, in fine, de briser le cercle vicieux des rougissements. D’autres techniques, basées sur la respiration, la méditation ou l’affirmation de soi complètent bien cet entraînement. Le résultat attendu n’est pas de ne plus jamais rougir, mais de ne ressentir, dans certaines situations, que de brèves montées de chaleur auxquelles on ne prête plus attention et qui, ainsi, s’éteignent aussi rapidement qu’elles sont venues.
À coté des soins des professionnels, le soutien d’autres personnes touchées qu’on trouve sur les forums de discussion spécialisés peut aider. Des mises en situation permettant d’apprivoiser ses peurs et de s’habituer à s’exprimer en public sont aussi de très bonnes voies : théâtre, chorales, ou encore associations proposant des groupes de parole et d’entraide pour les personnes timides ou anxieuses (illustrés dans l’excellent film Les émotifs anonymes de Jean-Pierre Améris).
Dans les formes les plus graves et durables d’éreutophobie, la consultation d’un spécialiste peut être utile, avec surtout un recours possible aux thérapies comportementales et cognitives, seul ou en groupe. Une aide complémentaire par une prescription médicamenteuse, essentiellement des antidépresseurs (même en dehors d’une dépression), peut être également très bénéfique dans les formes sévères.
Antoine Pelissolo, Professeur de psychiatrie, Inserm, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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