ENTRETIEN — Les films et séries sont devenus un puissant vecteur du wokisme, dont Samuel Fitoussi, à travers son brillant essai Woke Fiction, décrypte avec rigueur la manière dont cette pensée façonne et contraint aussi bien le processus de création que de production. Première victime de cette offensive idéologique, la liberté artistique. En infiltrant et en s’emparant du monde de la culture, les éveillés ont réussi à faire de la fiction un outil insidieux de rééducation.
Epoch Times : Ces dernières années, les ouvrages sur la thématique du wokisme se succèdent en librairie. Pourquoi avoir décidé d’écrire à propos de l’influence de cette idéologie sur nos films et séries ?
Samuel Fitoussi : Passionné de cinéma, j’ai vu les contenus changer au fil des années, en particulier depuis 2020, et perdre en qualité, en acuité psychologique, en réalisme, en humour… En creusant, j’ai découvert que les scénarios doivent désormais souvent répondre à un véritable cahier des charges idéologique. Il existe désormais un certain nombre de schémas narratifs, de dynamiques relationnelles ou de types de personnages, qui, pour des raisons idéologiques, ne passent plus. Nous pouvons regarder une série qui nous semble apolitique sans nous douter qu’une forte autocensure a existé en amont, au moment de l’écriture, puis de la relecture du scénario par des cabinets de conseils spécialisés en diversité et inclusion – qui se multiplient à Hollywood. Il y a encore dix ans, les scénaristes se seraient permis d’inclure certaines blagues – aujourd’hui jugées « problématiques » –, de montrer des rapports de séduction asymétriques et plus authentiques – on suggèrerait aujourd’hui qu’ils alimentent la « culture du viol » – de montrer un Blanc aider un Noir si l’intrigue l’exige – aujourd’hui, les woke affirment que cela constitue une négation de l’autonomie des Noirs – c’est le concept du « sauveur blanc »… C’est pourquoi, quand on parle de cancel culture, on passe sans doute à côté de l’essentiel : le problème aujourd’hui n’est pas ce qui est annulé, mais ce qui n’est plus produit, voire ce qui n’est même plus écrit ni imaginé.
Comment définissez-vous le wokisme ? Peut-on évoquer un « marxisme culturel », comme il est courant de le faire aux États-Unis ?
Je définis le wokisme comme ceci : le militant est celui qui croit que le racisme, la misogynie, la transphobie et l’homophobie sont omniprésents en Occident – même si leurs manifestations sont parfois subtiles, voire invisibles, imbriquées dans des discours et des mécanismes en apparence universels – et constituent le fait social majeur de notre époque. Il pense par conséquent que certains se voient dotés dès la naissance d’un privilège qui les accompagnera à toutes les étapes de leur vie, d’autres d’un handicap presque insurmontable. Cette inégalité des chances n’est pas fonction de facteurs socio-économiques mais des déterminismes identitaires de chacun (couleur de peau, sexe, orientation sexuelle…). Ayant pris conscience de cette réalité, le militant woke doit éveiller les autres aux mécaniques d’oppression qui structurent notre société et, surtout, tenter de contrebalancer le racisme mauvais de la société par un racisme vertueux : il assigne chacun à des catégories identitaires devant être soumises à un traitement différencié.
Quelles sont, selon vous, les causes à l’origine de cette déferlante woke sur le monde du cinéma ?
D’abord, la gauche a toujours été surreprésentée dans le monde de la culture. Aujourd’hui, pour ne prendre qu’un exemple, le directeur des contenus et des programmes de France Télévisions – à la tête d’enveloppes de plusieurs centaines de millions d’euros tous les ans d’argent public, et d’une équipe de centaines de personnes – s’appelle Stéphane Sitbon Gomez. Il a été directeur de campagne d’Éva Joly en 2012, et son engagement passé à l’extrême-gauche est de notoriété publique.
Ensuite, la rééducation culturelle, la mise aux normes de nos films, nos livres et nos séries est pour les woke la mère de toutes les batailles.
D’abord, il y a, au cœur de cette idéologie, un constat (éminemment discutable) sur les sociétés occidentales, qui seraient patriarcales et racistes. Pourtant, la discrimination selon le sexe ou la couleur de peau est illégale. Alors où se trouve – selon les woke – la source du mal ? Dans nos mœurs, nos conventions sociales, nos représentations collectives, nos inconscients (malades de préjugés). Il en découle que le privé est politique et que le combat pour la justice sociale, gagné dans la loi au 20e siècle, doit se poursuivre en transformant nos comportements, en nous rééduquant moralement, en révolutionnant nos représentations culturelles. C’est par exemple pour cela que certains éditeurs ont jugé utile de caviarder les romans de Roald Dahl, Ian Fleming ou Agatha Christie en supprimant tous les passages jugés « problématiques ».
Ensuite, l’idée que les artistes ont le devoir moral de guider la société dans le bon sens découle peut-être, au moins en partie, d’une idée fausse de la nature humaine. En 1987, l’intellectuel américain Thomas Sowell a distingué deux visions de la nature humaine. La première est la vision tragique : l’homme possède en lui une part d’ange mais aussi une part d’ombre, le mal est inhérent à la nature humaine et on ne peut le combattre collectivement qu’au prix d’arbitrages coûteux (prisons, police…). La seconde est la vision candide, dont Rousseau est le meilleur ambassadeur : l’homme est naturellement bon et la société le corrompt. Avec cette vision, à laquelle les woke semblent se ranger, on peut combattre la criminalité en combattant la société. Les criminels ne sont plus la cause des crimes mais les symptômes d’une trop forte prévalence de certains discours ; les harceleurs de rue ne sont plus les responsables du harcèlement mais les produits de nos stéréotypes de genre ; les violeurs ne sont pas la cause des viols mais les victimes d’une misogynie qu’ils ont intériorisée en raison d’un « continuum de violence » qui commence avec l’absence de parité autour du barbecue ou l’écriture insuffisamment inclusive. Les scénaristes, parce qu’il est en leur pouvoir de remodeler notre environnement, de bousculer nos représentations culturelles, de combattre les influences corruptrices, auraient donc un lourd devoir moral.
Autrement dit, ceux qui adhèrent à la vision tragique comprennent que si le mal apparait dans les films et les séries (le viol, les féminicides, etc.), c’est parce qu’il est une possibilité humaine intemporelle, une part inexpugnable de notre nature. Ceux qui adhèrent à la vision candide inversent la causalité : le mal serait culturellement construit, la nature humaine serait infiniment malléable et nous reproduirions ce que nous voyons à l’écran.
Les tenants du wokisme dans le monde de la culture s’imaginent lutter contre une normativité hégémonique (racisme systémique, patriarcat…) alors que l’industrie du cinéma dans son ensemble intègre ces commandements idéologiques. Attribuez-vous cette attitude à une forme de malhonnêteté intellectuelle ou à de l’aveuglement ?
Les woke s’imaginent dissidents, en lutte contre un ordre moral encore problématique et hégémonique – le patriarcat, le racisme systémique, etc. Pourtant, l’idéologie woke, aujourd’hui, est largement dominante dans le monde de la culture occidentale, et même au-delà.
Les woke sont minoritaires dans la population mais majoritaires dans l’industrie du cinéma et du théâtre, dans les départements de science sociale de toutes les prestigieuses universités, les grandes entreprises californiennes et dans une poignée d’institutions clé – au hasard : Disney et Netflix, l’Académie des Oscars, des Césars, et souvent, les services publics. Au niveau institutionnel, les critères woke deviennent « systémiques », c’est-à-dire obligatoires pour concourir à des prix – Oscars, Baftas… – ou obtenir des subventions (CNC), et sont imposés jusqu’au monde de l’entreprise et de la finance via les critères RSE, souvent le cheval de Troie de l’idéologie.
Au-delà des institutions, il est, dans un nombre croissant de secteurs, beaucoup plus risqué socialement d’exprimer publiquement un désaccord avec l’idéologie woke que de signaler ouvertement son adhésion. Je cite dans mon livre des exemples d’acteurs à Hollywood obligés de présenter des excuses publiques après un faux-pas idéologique en nuançant un discours woke ; cela n’arrive jamais dans l’autre sens. Dans son dernier livre, Pierre Valentin rappelle que la papesse woke Robin di Angelo affirme que la chose dont les Blancs ont le plus peur est « d’être traité de raciste ». Pourtant, c’est un cinglant démenti de l’idée selon laquelle le racisme serait omniprésent, normalisé voire encouragé. Valentin cite aussi l’intellectuel américain Ibram Kendi, qui s’est un jour scandalisé que de nombreux étudiants américains Blancs se fassent passer pour Noirs dans leurs dossiers universitaires pour maximiser leurs chances d’admission. Pourtant, le fait que des milliers d’étudiants jugent bénéfique de faire cela offre là aussi un cinglant démenti de l’idée selon laquelle il existerait un racisme systémique discriminant les Noirs dans les institutions occidentales.
Dans le cas du féminisme, la théorie du continuum de violence, du patriarcat, ou du sexisme ordinaire postule que les préjugés hostiles aux femmes sont encore courants, que nous avons tous intériorisé des idées misogynes, et que les discours et les attitudes hostiles aux femmes sont banalisés. Pourtant, qui pourrait imaginer qu’un homme écrivant Le Génie homosexuel — essai dans lequel il confesse sa haine des femmes et promet de ne plus jamais lire de livre écrit par une femme et de s’en prendre physiquement à une femme à la fin de sa vie — soit invité sur France Inter pour défendre son livre ? Alice Coffin, autrice du livre inverse, a pourtant été invitée. De même, Le Figaro a récemment dédié une pleine page au titre « Les femmes sont de meilleures chirurgiennes que les hommes ». Qui pourrait imaginer qu’il se serait permis – dans le cas où des études corroboraient cette idée – de titrer « Les hommes sont de meilleurs chirurgiens que les femmes » ? Et qui peut imaginer que s’il l’avait fait, cela n’aurait pas provoqué une vague d’indignation ? Ajoutons que dans les films et les séries ces cinq dernières années, c’est la misandrie, et non la misogynie, qui se banalise. Comme l’écrit le philosophe slovène Slavoj Zizek (cité par Michéa, cité par Eugénie Bastié) : « L’affirmation critique selon laquelle l’idéologie dominante patriarcale continue d’être l’idéologie dominante d’aujourd’hui EST l’idéologie dominante d’aujourd’hui ».
Quels dangers ces nouvelles injonctions morales qui ont gagné le champ du divertissement font-elles courir à notre jeunesse ?
Les dangers pour la jeunesse sont nombreux, j’en évoquerai ici seulement trois.
D’abord, puisque les fictions woke dépeignent l’Occident comme fondamentalement raciste, homophobe et patriarcal, il est possible qu’elles entretiennent un récit victimaire qui alimente la paranoïa de millions de jeunes, les pousse à filtrer la réalité pour ne garder que le négatif, à remplacer la complexité des interactions humaines par des rapports oppresseurs-opprimés, et à déceler dans chacune de leurs déconvenues individuelles la confirmation d’une injustice liée à une identité communautaire. Un des résultats les plus robustes en sciences cognitives, c’est que le cerveau humain est une machine à trouver les confirmations des récits auxquels il a adhéré, même s’il doit pour cela mésinterpréter la réalité. Il est possible que les scénaristes woke rendent frustrés, malheureux et pleins de ressentiment les gens qu’ils croient défendre. Ou à se construire socialement autour de leur statut de victime de la société, et à devoir dénicher sans cesse de nouvelles injustices dont ils seraient victimes pour s’accrocher à cette construction identitaire.
Deuxièmement, le nouveau paradigme racial – par exemple : l’idée que chaque spectateur ne pourrait s’identifier qu’à des personnages qui lui ressemblent ethniquement – crée des barrières entre les gens qui ne se ressemblent pas, congédie l’idée d’une universalité des émotions et de la nature humaine. Pourtant, une étude IFOP montre que les films Disney que préfèrent les Français sont Le Roi Lion et Bambi : si l’on peut s’identifier aux tourments d’animaux, alors on peut très bien se reconnaître dans des personnages qui ne partagent pas notre couleur de peau…. Le risque, c’est que la pensée woke produise ce qu’elle dénonce, puisque lorsqu’une appartenance à un groupe est légitimée – institutionnalisée comme une catégorie devant être « représentée » – elle commence à prendre de la place dans l’idée que chacun se forge de sa propre identité́. L’identité‐singularité cède sa place à une identité‐conformité, une identité de rattachement au groupe de ceux qui nous ressemblent physiquement – mécanisme performatif que les intellectuels woke décrivent et dénoncent eux-mêmes à propos de l’identification à des catégories de genre.
Enfin, sur un tout autre sujet, l’augmentation considérable des personnages transgenres dans les fictions pour enfants – y compris régulièrement sur le service public – pose question. La transition de genre – accompagnée de prises d’hormones et d’opérations chirurgicales – est toujours présentée comme une transformation dont les personnages sortent pleinement satisfaits. Or c’est loin d’être le cas en réalité. Inciter des milliers d’enfants à traduire leur mal-être en dysphorie de genre et à prendre des décisions irréversibles, à un âge où on ne peut se tatouer et encore moins voter, n’est pas forcément une bonne chose.
En voulant communiquer sur la diversité sexuelle, la marque de bière Bud Light a vu ses ventes décrocher outre-Atlantique. Une sanction des consommateurs récalcitrants face à cette offensive woke, qui a obligé la société Anheuser-Busch à faire marche arrière. À terme, peut-on s’attendre à ce que la loi du marché contraigne l’industrie du cinéma à renoncer à ses commandements woke ?
Je ne suis pas si optimiste. En France, la culture est souvent protégée des pressions du marché parce qu’elle est très subventionnée. La déconnexion entre le monde de la culture et le public peut continuer à augmenter, sans forte obligation de résultats pour les producteurs et scénaristes.
Plus largement, je pense qu’on oublie que dans le monde de la culture – davantage que dans l’industrie de la bière – les gens penchent très nettement à gauche, et croient profondément à la justesse des causes qu’ils défendent, croyant par exemple avoir le devoir moral de ne pas propager de stéréotypes de genre dans les fictions qu’ils produisent. Ce ne sont pas uniquement des gens cyniques guidés par leurs intérêts économiques. Disney, par exemple, a dans le passé reconnu être prêt à refuser de produire de super scénarios qui ne « remplissaient pas les conditions d’inclusivité ». Je suis convaincu que c’est l’idéologie qui mène le monde, pas les intérêts économiques.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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