Le 6 février 2023, un séisme de magnitude 7,8 sur l’échelle de Richter a frappé la Syrie et la Turquie, détruisant notamment Antakya (l’antique cité d’Antioche). Pour les assureurs, il s’agit d’un « act of god », une catastrophe naturelle sans cause humaine, mais l’ampleur des victimes avec 45 000 décès recensés à ce jour (et peut-être plus de 100 000 avec les disparus) et des millions de sinistrés a très vite suscité la colère des Turcs contre l’exécutif.
En réponse, le pouvoir a dénoncé leur indécence face à la « catastrophe du siècle » qui ne serait due qu’à « la main du destin » selon le président Recep Tayyip Erdogan. Les autorités ont très vite coupé le réseau Twitter comme de nombreux sites Internet et procédé à l’arrestation des critiques des secours puis le Conseil supérieur de la radio-télévision a sanctionné le 22 février trois chaines de télévision qui avaient blâmé le gouvernement.
Ağlatan görüntüler?
Hatay’ın deprem öncesi ve sonrası. Yıkıma inanamayacaksınız…İktidar, İmar Barışı yaparken binlerce kez düşünmeli… TMMOB’nden görüş almalı. Müteahhit elinde ölüm kader olmamalı… pic.twitter.com/wE4ealLRRp
— AvAliDvrmAn (@XLAvukat_IQ) February 12, 2023
Les risques sismiques dans la région étaient en effet parfaitement connus des scientifiques, comme le rappelait le sismologue néerlandais Frank Hoogerbets du Solar System Geometry Survey (SSGEOS) dans un tweet du 3 février dernier « tôt ou tard il y aura un séisme d’une magnitude d’environ 7,5 dans cette région ».
Les accusations se sont ainsi rapidement cristallisées sur l’autorité de gestion d’urgence des catastrophes naturelles, l’AFAD, créée en 2009 et dirigée par Ismail Palakoglu, un diplômé d’une faculté de théologie qui a réalisé l’essentiel de sa carrière au ministère des Affaires religieuses et dénué de compétences dans le domaine. Les équipes d’aide internationales ont d’ailleurs déploré la désorganisation des premiers secours et le peu d’appui de l’AFAD dans leur travail.
Sooner or later there will be a ~M 7.5 #earthquake in this region (South-Central Turkey, Jordan, Syria, Lebanon). #deprem pic.twitter.com/6CcSnjJmCV
— Frank Hoogerbeets (@hogrbe) February 3, 2023
Le gouvernement a même tenté d’entraver l’aide civile : le ministre de l’Environnement, de l’urbanisation et du changement climatique, Murat Kurum, a ainsi décrété que les dons ne pourront être collectés que par l’intermédiaire de l’AFAD et que le matériel de secours des organisations non gouvernementales (ONG) sera confisqué.
Engagements non tenus
Quand l’actuel président Recep Tayyip Erdogan est devenu premier ministre en 2003, quatre ans après le séisme d’Izmit qui avait fait plus de 17 000 victimes, il s’était engagé à renforcer les normes de construction et les constructions existantes. Pourtant, fin 2022, après un séisme de magnitude 5,9, l’Union des architectes et ingénieurs turcs affirmait dans un communiqué que « la Turquie avait échoué à prendre les mesures nécessaires en cas de tremblement de terre », relevant de sérieux problèmes dans la conception, la construction et le contrôle des bâtiments.
Les premiers responsables de la fragilité des bâtiments sont les promoteurs qui cherchent systématiquement à réduire leurs coûts de construction en employant massivement le béton peu cher et en limitant la quantité d’acier destinée à le renforcer.
Les dispositifs antisismiques existent pourtant depuis longtemps, comme en atteste la résistance des bâtiments dans des pays à haut risque sismique comme le Japon et le Chili où on a dénombré 525 morts et disparus dans un séisme bien plus puissant, de magnitude 8,8 le 27 février 2010. Plus grave encore, pour agrandir les espaces dans les étages inférieurs, les promoteurs turcs détruisent fréquemment certaines colonnes de soutien des immeubles, pour pouvoir ouvrir des magasins ou des chaines de supermarchés.
Pour tenter de calmer la colère populaire, les autorités ont immédiatement arrêté et incarcéré une quarantaine d’entrepreneurs et maîtres d’ouvrage. Pour leur défense, ces derniers ont rejeté la faute sur les autorités locales qui ont accordé les permis de construire, ces dernières reconnaissant ne pas disposer de compétences en interne et se défaussant à leur tour sur les bureaux de certification privés sous-traitants.
Comme ailleurs dans le monde, ce sont les administrations locales qui délivrent les permis de construire, mais la corruption est telle en Turquie qu’il est facile d’obtenir un permis moyennant le versement d’un pot-de-vin. Preuve par l’absurde d’une corruption locale généralisée, Erzin, une ville de 42 000 habitants située dans une région dévastée n’a subi ni dommage, ni victimes, ni blessés.
Le maire de la commune, Okkes Elmasoglu, a en effet expliqué qu’à la différence de nombre de ses confrères, il n’avait jamais autorisé de construction illégale. « Certains ont essayé », a-t-il précisé, interrogé par Le Monde, « Nous les avons alors signalés au bureau du procureur et pris la décision de démolir les édifices » en chantier. Dans sa ville, à la différence de ses voisines, la majorité des habitations sont soit individuelles, soit à quatre étages et le bâtiment le plus élevé n’en compte que six.
Amnisties récurrentes
La corruption ne se limite pas aux potentats locaux au contraire, elle est même le résultat d’un système généralisé au niveau national mêlant incurie, incompétence, détournement de fonds publics, népotisme et électoralisme méthodiquement tissé depuis vingt ans par Erdogan et son parti, l’AKP.
Créée en 1984 pour pallier le manque de logements sociaux et freiner l’étalement des quartiers informels, l’Agence nationale du logement social (TOKI) rattachée au bureau du premier ministre en 2004 puis au président en 2018 s’est vite imposée comme l’acteur et le promoteur le plus puissant du secteur foncier et immobilier du pays. Outil principal des grands chantiers de logements et d’infrastructures du parti au pouvoir depuis 20 ans, elle a pour mission de faciliter l’accès à la propriété des nouvelles classes moyennes et populaires, cœur électoral du pouvoir en place.
La connivence croissante entre le pouvoir politique et le secteur de la construction, de notoriété publique, a fini par éclater au grand jour le 17 décembre 2013 avec l’arrestation d’une cinquantaine de personnalités accusées de malversations, de corruption et de blanchiment d’argent ainsi que d’avoir délivré des permis de construire mettant en danger la sécurité de certains édifices. Mais six mois plus tard, le nouveau procureur chargé du volet immobilier des enquêtes abandonnait subitement les charges contre tous les suspects.
Après chaque séisme, le gouvernement turc procède rituellement à des arrestations de promoteurs qui sont non moins rituellement amnistiés un peu plus tard. Au total, les pouvoirs publics ont accordé une dizaine d’amnisties générales dans le secteur de la construction depuis 2002, permettant ainsi aux propriétaires de logements non conformes de régulariser leur situation moyennant le paiement de droits.
Plus de 7 millions de bâtiments en ont bénéficié, dont 300 000 se trouvent dans les dix villes les plus touchées par l’actuel tremblement de terre. Au moment du séisme, une nouvelle loi d’amnistie était d’ailleurs en discussion au parlement en prévision des prochaines élections…
Le pouvoir en place fragilisé
Comme dans les tragédies antiques, le drame du 6 février est peut-être le signe avant-coureur de la fin du règne du président Erdogan. L’État de droit s’est d’ailleurs considérablement affaibli ces 20 dernières années et la Turquie pointe aujourd’hui seulement à la 149ᵉ place sur 180 États dans le classement l’ONG Reporters sans frontières en matière de liberté de la presse.
En outre, le niveau de vie des Turcs est laminé par une inflation officiellement proche de 60 % (mais en réalité sans doute du double selon les économistes indépendants) provoquée par une politique monétaire absurde qui prétend la réduire en diminuant les taux d’intérêt.
Le président Erdogan avait avancé les élections présidentielle et législative initialement prévues en juin au 14 mai 2023 mais le séisme a bousculé ses plans en exacerbant la colère populaire. La constitution interdit en l’état de repousser les législatives (sauf en cas de guerre) et le parti présidentiel ne dispose que de 333 sièges, loin du seuil des 400 parlementaires nécessaire à la modifier.
L’opposition craint toutefois que le pouvoir qui a déclaré l’état d’urgence (et non pas, comme cela aurait été plus logique, l’état de catastrophe naturelle) pour trois mois ne demande un délai pour se consacrer à la reconstruction du pays en transformant l’état d’urgence actuel en un état permanent.
À l’approche du centenaire de la proclamation la République turque, le 29 octobre 1923 par Mustafa Kemal Atatürk, autour des principes de sécularisation, d’occidentalisation et de modernisation du pays, la démocratie turque vit sans doute aujourd’hui son heure de vérité.
Éric Pichet, Professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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