Nicolas Tenzer, Sciences Po – USPC
Après l’Holocauste, les philosophes se sont parfois posé cette question sans réponse : « Peut-on philosopher après Auschwitz ? » On l’a justement reformulée ainsi : « Comment philosopher après Auschwitz ? » Comme si toute la philosophie était par là sommée de penser à la lumière d’Auschwitz et de faire qu’elle y élise sa demeure.
Laissons ici l’injonction implicite d’Adorno (corrigée par la suite) évoquant le caractère « barbare » de l’écriture d’un poème après Auschwitz, qui rejoignait indirectement la méditation de Jonas sur le « concept de Dieu après Auschwitz » et son silence. Elle résonne surtout comme une incursion dans le domaine de l’intime. Pour autant ce qui noue à jamais la pensée et le crime absolu reste l’interrogation suprême.
Mais au-delà de l’obligation de penser le crime d’État, celui-ci altère la pensée même. L’accomplissement du crime, la possibilité qu’il ait pu survenir et qu’il n’ait rencontré aucune punition, et la faculté qui est désormais donnée d’accomplir le crime en le donnant à voir de manière immédiate – ce qui ne fut le cas ni de la Shoah, ni du Goulag, ni du Laogaï, finalement peu du Cambodge, voire bien moins qu’aujourd’hui de Srebrenica, du Rwanda et du Soudan – font comme corrompre notre faculté de penser.
L’unicité des crimes syriens
Nous en arrivons à la Syrie. De même qu’il existe une « unicité de la Shoah », il est une unicité des crimes commis en Syrie dont on ne sait s’ils trouveront un jour un nom. Il n’est pas fortuit que l’ancien grand rabbin d’Israël, Yisrael Meir Lau, ait employé le terme de Shoah pour désigner les massacres en Syrie, emboîtant le pas au grand rabbin sépharade, Yitzhak Yosef, qui avait parlé de « petit Holocauste ».
Sans doute le terme « unicité » a-t-il été longuement débattu, mais sur le plan méthodologique chaque événement doit être considéré dans sa singularité. Ce qui est advenu et se déroule encore sous nos yeux en Syrie depuis 2011 est unique par la combinaison de plusieurs réalités :
- sa durée : déjà sept ans ;
- son mode opératoire : une guerre d’extermination dont les civils sont les cibles délibérées ;
- ses caractéristiques internationales : soutien au régime de Damas, puis intervention directe à partir de septembre 2015 de la Russie, présence de milices iraniennes en soutien au régime, intervention de la Turquie avec pour partie une préoccupation intérieure, mais absence de fait de réaction militaire des pays démocratiques, sauf dans le combat contre Daech ;
- l’utilisation massive des outils de la guerre de l’information, essentiellement au profit de Moscou et du régime d’Assad ;
- l’effondrement, partant, de l’ensemble des règles du droit international, notamment humanitaire, notamment de la responsabilité de protéger (R2P).
- et, bien sûr, le nombre des victimes : environ 500 000 morts, sans doute plus ; des millions de personnes brisées dans leur chair, plus de 10 000 personnes torturées à mort dans les prisons d’Assad, plus de 75 000 disparus, les 12 millions de personnes déplacées, dont presque la moitié en dehors du pays.
Le bilan définitif n’est pas encore établi, et il faudra y ajouter toutes les morts prématurées liées aux privations, à l’absence de soin et aux traumatismes inouïs subis. On doit notamment y ajouter l’évidement des organisations internationales, en particulier le Conseil de sécurité des Nations unies bloqué par les onze vetos russes (et au début chinois) et une résolution en février 2018, poussée par la Russie, en trompe-l’œil ; la capitulation des pays libres devant les mensonges du Kremlin et de Damas, depuis le prétendu retrait des troupes russes jusqu’aux nombreuses trêves et création de zones de désescalade immédiatement violées.
Rien de cela ne rend moins condamnables – faut-il le rappeler ? – les bombardements de civils au Yémen et l’utilisation dans ce pays de l’arme de la faim, le génocide des Rohingyas en Birmanie, les exactions qui demeurent au Soudan et, bien sûr, les crimes spécifiques de l’État islamique et de ses affidés ou d’autres groupes islamistes en Syrie même, en Irak, en Afrique, en Turquie, en Asie et dans les pays occidentaux.
Devons-nous redire aussi – pour faire justice une fois pour toutes aux stratégies de relativisation des « whataboutistes » – que cela n’excuse pas non plus les crimes de guerre commis au Vietnam, ni le soutien des États-Unis aux dictatures criminelles d’Amérique du Sud, notamment dans les années 1970, ni les crimes commis pendant la colonisation, ni le financement du terrorisme par des États avec lesquels nous faisons commerce ?
Pouvons-nous penser dans l’horizon du crime de masse ?
C’est d’abord ce qui nous est arrivé à nous qui doit être pensé.
Prenons une première catégorie : ceux qui prêtent une oreille et un regard sont sincèrement horrifiés, parfois même signent une pétition, mais il faut bien qu’ils dorment, qu’ils travaillent – et que la vie continue. Et oui, d’ailleurs il le faut. Que peuvent-ils faire de plus ? Que doivent-ils faire de plus ?
Prenons une seconde catégorie, peut-être pas si différente en fin de compte : celle de ceux qui protestent jour après jour, alertent, publiquement ou discrètement, enjoignent d’agir, tentent d’expliquer pourquoi ce qui se passe en Syrie, au-delà de notre faillite morale, signe aussi une capitulation stratégique lourde de conséquence pour l’avenir de nos démocraties et du droit – l’auteur de ces lignes en fait sans doute partie. Mais ceux-là aussi continuent de vivre quand bien même ils portent en eux le poids intime et hantant des râles des torturés et d’une prémonition tragique pour notre futur.
Mais notre pensée est atteinte. Pouvons-nous nous accoutumer à la noirceur des temps ? Pouvons-nous nous habituer aux cris ? Pouvons-nous perpétuellement devenir familier avec cette rage qui sourd en nous et qui n’aboutit jamais ? Pouvons-nous faire nôtre à jamais la défaite du monde ? Les Cassandres et les « prophètes désarmés » n’ont pas de place dans l’Histoire. La contre-histoire dont ils sont les hérauts sera toujours celle des perdants.
La question ici n’est pas celle de notre inconfort moral, mais de l’emprise destructrice que la Syrie a sur notre pensée.
Mettre fin aux récits globaux
L’intrusion du malheur de masse dans notre pensée ne nous conduit pas à l’appréhension d’une mythique condition humaine – c’est tout sauf une méditation sur la condition mortelle de l’homme. Les épopées pompeuses sur le tragique de l’Histoire sont toujours marquées par le lyrisme des esprits faibles et l’indigence intellectuelle des déterminismes historiques que pointait déjà Raymond Aron. Elles nous confortent dans l’irrationalité en la présentant comme le dernier mot de l’Histoire. Elles ravalent les principes au rang de songeries, relativisent les règles et prennent comme acquis la disjonction des faits et des valeurs.
Cette propension, qui refait irruption dans la « géopolitique », à faire fond sur des grands récits globaux conduit sur le plan moral à la déshumanisation, sur le plan intellectuel au détournement de la pensée de chaque phénomène singulier et sur le plan politique au cynisme qui en est le degré zéro.
Ce faisant, elle détruit aussi la condition même de la pensée stratégique. D’abord, elle l’enferme dans un sempiternel présent : nous ne parvenons plus à réfléchir à ce que nos actions et inactions conduisent à laisser en héritage, et nous nous barrons ainsi la compréhension du futur. Il est si incroyable de constater que nos stratèges en chambre se refusent à analyser le coût, au niveau régional mais aussi mondial, de notre lâcheté en Syrie.
Faillite stratégique
Ensuite, en mettant entre parenthèses la considération des principes, cette géopolitique de la facilité se refuse, depuis le début, à voir que leur destruction méthodique et la volonté, notamment russe, de les rendre illégitimes obéissent aussi pour les puissances ennemies à des objectifs guerriers. L’absence de résolution de les mettre à exécution n’est pas qu’une défaite morale, mais le signe d’une faillite stratégique. En acceptant implicitement que les mots – les blâmes, condamnations et autres injonctions – perdent toute fonction performative, alors même que c’est le propre du droit, les puissances démocratiques ont érodé leurs fondations.
Enfin, cette naturalisation de l’Histoire a subverti l’idée même d’analyse stratégique. La naturalisation des peuples s’est effectuée le plus souvent aux fins de légitimation des tyrannies : en les enfermant dans la répétition du même, elle contribue à nous empêcher de comprendre la dynamique des sociétés et la manière dont des individus peuvent changer le cours du monde. Celle de l’Histoire se complaît dans la pauvreté de ses présupposés : la perpétuation de la destruction baptisée « réalisme ». Elle fait comme droit à la phrase littéralement réactionnaire que Cocteau utilisait dans un autre contexte : « Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être l’auteur. »
Tout s’est passé en Syrie comme si la complexité devenait la raison de l’abstention et comme si « l’organisation » de la riposte se faisait sur la scène d’un théâtre d’ombres où nul, sauf les puissances résolues à user de la force, ne pouvait rien organiser. Cette subversion du concept de réalisme sape également son fondement, tant cognitif que pratique : utiliser les éléments de la puissance pour contrer les menaces.
Comment la pensée a été écartée
Le sujet proposé au concours général de philosophie (séries ES et S) cette année s’intitulait ainsi : « Comment savoir ce qu’il faut faire ? », entrechoquant le savoir, le devoir et l’action. Sans doute ses concepteurs n’avaient-ils pas la Syrie à l’esprit, ni les questions internationales. Somme toute, cette question est celle de chacun des moments de notre vie. Mais elle doit hanter tous ceux qui, avec honnêteté, sont censés agir sur la scène du monde ou apporter des conseils.
En termes purement logiques, le savoir n’entraîne aucun devoir et il n’oblige à aucune action. L’action du dirigeant est du domaine de sa liberté singulière et de sa responsabilité. Il lui faut agir en fonction d’incertitudes raisonnables. On peut anticiper et évaluer les conséquences d’une action ou d’une absence d’action, mais on ne sait pas ce que seront ses effets avant – et les effets définitifs peuvent prendre des années avant d’être connus.
S’agissant de la Syrie, et c’est ce qui en fait un cas d’école, paradoxalement c’est la mise à l’écart du savoir qui constitue la première cause de notre recul dans l’action comme de notre incapacité à définir l’horizon d’un devoir. Pourquoi et comment avons-nous, au moins en large partie, tenu ce savoir en lisière ? Peut-être a-t-il d’abord manqué un savoir « empathique » de la part de certains de nos dirigeants.
La question n’est pas celle de la « sensiblerie » – une telle accusation devant ceux qui hurlent devant les meurtres d’enfants serait au demeurant immonde –, mais de la manière dont l’empathie nous permet aussi de saisir les choses et de comprendre leurs effets à long terme sur nos représentations de notre société comme du bien et du mal.
Il ne s’agit pas de faire preuve de sensibilité dans l’action. D’ailleurs, quand la première guide la seconde, elle peut aussi être sans lendemain et sans élaboration d’une stratégie – on l’a vu avec la riposte à un coup décidée par Donald Trump après les attaques chimiques de Khan Cheikhoun (région d’Idlib) d’avril 2017. Mais l’empathie produit aussi une compréhension du monde tel qu’il est vécu.
Perte de dignité
Ensuite, a fait défaut un savoir tant sur la Syrie (et les relations que ce pays a entretenues avec la France notamment) que sur les conséquences de ce qu’on a appelé le Printemps arabe. Outre que la « stabilocratie » – terme forgé à l’origine à propos des Balkans pour désigner une préférence pour la « stabilité » supposée au détriment de la démocratie – est à courte vue, elle conduit à effacer le caractère universel des aspirations à la liberté et aux droits fondamentaux alors même que c’est ce qui fonde la légitimité du projet européen.
N’avoir pas aidé, soutenu et protégé les défenseurs de l’opposition libérale en Syrie dès le début de la révolution pacifique contre Assad en 2011 et surtout dès les massacres de Homs de 2012, a commencé à détruire la crédibilité des démocraties qui s’est poursuivie avec les massacres à l’arme chimique de la Ghouta en 2013, le siège puis la chute d’Alep, le bombardement constant des hôpitaux, des écoles et des marchés, et désormais à nouveau dans la Ghouta orientale désormais presque entièrement tombée aux mains du régime et de ses alliés après des combats qui ont fait 1600 morts en cinq semaines – le scénario était écrit d’avance.
Une « victoire » d’Assad – en réalité de ses parrains – et l’installation d’un protectorat russo-irano-turc sur la Syrie n’arrêtera pas la guerre, ni la révolte, mais elle encouragera les groupes les plus radicaux au détriment des plus libéraux. Nous aurons perdu non seulement notre dignité, mais aussi les chances de paix.
L’éloignement de la guerre
Enfin, nous a manqué le savoir de cette « nouveauté », pour emprunter ce concept à Hannah Arendt, que représentait la guerre en Syrie. Passons sur les analyses à la petite semaine du genre « chiites contre sunnites », « laïcité contre islam », « islamistes contre chrétiens » dont le pouvoir explicatif est plus que contestable, en tout cas fort partiel, pour la Syrie et ailleurs. Beaucoup dans les chancelleries ont lu ce qui s’est passé et se passe aujourd’hui exclusivement à partir des rapports de puissance anciens.
Sans doute est-ce largement vrai pour la Turquie, dont le principal objectif est d’affaiblir les Kurdes. C’est en partie exact pour l’Iran, dont la politique d’expansion régionale passe par une déstabilisation à grande échelle – et c’est pertinent aussi pour les États du Golfe, Qatar aujourd’hui exclu, qui entendent contrer la stratégie de Téhéran, mais n’ont que faire des aspirations à la liberté.
Mais si l’on prend la Russie, la notion d’intérêt stratégique n’a que peu de poids : la présence militaire russe en Syrie, qui n’aurait jamais été remise en question si Moscou avait joué un rôle de pacification, et notamment la base navale de Tartous, ne sont que des leurres lancés par le récit russe. Le cloisonnement des dossiers, tendance fréquente de la diplomatie, qui, parfois, a une utilité, a empêché de percevoir l’intervention russe en Syrie dans le cadre d’une stratégie globale et systémique du Kremlin.
Peu sont ceux qui ont voulu comprendre. Ils ont entretenu, volontairement ou non, l’idée d’intérêts communs avec la Russie et, bercés par l’éloignement de la guerre, ils ont oublié comme la possibilité de définir l’ennemi. Ils n’ont pas compris que la soi-disant victoire du régime de Damas était en vérité une victoire décisive d’une puissance illibérale, destructrice de l’ordre mondial et du droit, contre les démocraties.
Nos faux-semblants à l’ONU et ailleurs, notre incapacité à penser puis à désigner, notre incapacité à concevoir, oui, ce que nous devions faire, tout simplement parce que tel était l’intérêt du monde, ont fait sonner le glas pour notre intelligence.
Pensée et humanité
Ancrant le malheur du monde dans notre pensée, notre impéritie a atteint ce qui fait le propre de la pensée : l’intelligence bien sûr, mais aussi la capacité de penser la distinction entre le bien et le mal, condition de cette « vie avec la pensée » dont parlait Arendt, et notre capacité d’insurrection contre le crime.
Cet écroulement de l’intelligence a peut-être fait plus : il nous a embarqués vers un monde où les attaques contre la pensée deviendront peut-être la norme. Car c’est aussi cette pensée même qui nous permettrait – ou nous aurait permis – de sauver des geôles les femmes et les enfants violés et les détenus torturés et de bannir de notre aube les corps mutilés et éclatés et les souffrances sans répit.
Les trains roulaient, et au bout il y avait Auschwitz, Sobibor, Maïdanek, Treblinka. Les bus de la Ghouta roulent aussi, et pour ses évacués, c’est également la « sélection » qui les attend. Pour ceux qui avaient protesté, soigné, alerté, filmé, documenté les crimes, ce seront et ce sont déjà les exécutions sommaires, la torture dans les prisons d’Assad, la disparition dans la nuit ; pour d’autres cela sera l’incorporation de force dans l’armée du régime ; pour beaucoup d’autres, ce seront les bombardements programmés dans leur dernier refuge, à Idlib, dernier havre et fragile rémission, ou ailleurs.
Hier comme aujourd’hui, cela reste impensable.
Nicolas Tenzer, Chargé d’enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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