« On ne devrait jamais quitter Montauban » avoue un Fernand Naudin dépité au milieu d’un film que beaucoup considèrent aujourd’hui comme un chef-d’œuvre du cinéma français des années 1960, Les tontons flingueurs de Georges Lautner.
L’entrepreneur en machines agricoles, gangster repenti incarné par Lino Ventura, regrette d’avoir eu à s’éloigner de ses affaires pour régler celles des autres. Mais entre bandits, on tient ses promesses, notamment celle faite à Louis, le Mexicain, qui meurt au début du film, de reprendre ses affaires et d’assurer la sécurité financière de sa fille Patricia. Très vite les ennuis arrivent, notamment par l’opposition des frères Raoul et Paul Volfoni (Bernard Blier et Jean Lefèvre) qui estiment être les héritiers légitimes du Mexicain et se sentent floués (« Et le Mexicain, ça a été une épée, un cador ; moi je suis objectif, on parlera encore de lui dans cent ans. Seulement, faut bien reconnaître qu’il avait décliné, surtout de la tête »). Les silencieux se mettent à parler, les bombes explosent, les raclées et coups de tête s’enchaînent, le tout entrecoupé des dialogues millimétrés de Michel Audiard. La guerre s’organise ainsi dans la joie et la bonne humeur pour le contrôle du consortium du Mexicain : distilleries clandestines, maisons closes, salles de jeux, etc.
À sa façon, ce film aborde la question du leadership dans les situations complexes. Comment expliquer l’enchaînement des difficultés et les péripéties entrepreneuriales ? C’est dans l’analyse de la posture de Fernand Naudin que peuvent se trouver les principales raisons.
« Trois morts subites en moins d’une demi-heure, ça part sévère la voie de la succession »
Les tontons flingueurs décrit ce que les chercheurs en sciences de gestion appellent le repreneuriat, ou plus classiquement la reprise d’entreprise, un thème souvent abordé pour évoquer les difficultés de l’exercice. Pour Fernand Naudin, la difficulté est exacerbée par le caractère soudain du transfert de propriété.
Le Mexicain souligne d’ailleurs avant de mourir l’urgence de sa décision « j’aurais pu aussi organiser un référendum, mais j’ai préféré faire comme ça. Pas d’objections ? » La brutalité du processus de transmission accentue le risque pour notre repreneur de faire un faux pas, une action inconsciente à l’encontre de la marche normalede l’entreprise.
En première lecture, l’erreur vient de l’obstination de Naudin d’améliorer drastiquement la profitabilité des affaires du Mexicain en récupérant les retards de paiement de ses partenaires les Volfoni, Tomate, Madame Mado, ou Théo. Il faut dire que la trésorerie est dégradée (il ne reste que « 60 000, six briques » au compte courant rappelle d’ailleurs Maître Folace, alias Francis Blanche) et que le business model doit être revu.
La psychologie, y’en a qu’une : défourailler le premier
En seconde lecture, la crise de succession mérite d’être analysée à travers le prisme des représentations sociales. Pour assurer la reprise effective d’une entreprise et sa pérennité, les parties prenantes (cédants, repreneurs, influenceurs) doivent développer, à travers leurs schémas cognitifs respectifs et les interactions qui vont avoir lieu, une représentation commune la plus juste possible.
À l’évidence Fernand Naudin, probablement mal entouré et mal conseillé, considère dès le début du film que les Volfoni sont les principaux opposants à la succession. Il est vrai que leur comportement et leurs sorties verbales sèment la confusion (« Voilà quinze ans qu’on fait le trottoir pour le Mexicain, j’ai pas l’intention de continuer à tapiner pour son fantôme » s’insurge Raoul Volfoni).
Dans ce contexte, Fernand Naudin fait une analyse erronée de son environnement et considère les Volfoni comme ses principaux ennemis, sans percevoir que l’opposition vient d’ailleurs, de Théo le trafiquant de Pastis pour être précis. Ce faux pas managérial de Fernand sème donc une grande confusion en plein processus de transmission d’entreprise.
L’époque serait aux tables rondes et à la détente
Fort heureusement, Monsieur Naudin se reprend rapidement. Une remarque du début de film indique d’ailleurs qu’il a l’étoffe d’un grand leader, l’homme qui sait décider et reconnaître ses erreurs : « … puisque je vous dis que j’ai eu tort. Seulement tort ou pas tort, maintenant, c’est moi le patron. Voilà ». La scène d’anthologie du film, dans la cuisine, va permette l’ajustement des représentations sociales et la clarification du conflit. Naudin, les Volfoni et Maître Folace, aidés par la consommation d’alcool de contrebande à base de pomme – mais pas que –, vont régler leurs désaccords.
Les trois composantes d’une discussion difficile sont abordées. La discussion circonstancielle permet à nos amis d’aborder les causes objectives et caractéristiques de leurs désaccords. La discussion émotionnelle permet de livrer les états d’âme de chacun. Sur cet aspect, Paul Volfoni a un rôle pivot en amenant le calme dans la discussion (« Au fond, maintenant, les diplomates prendraient plutôt le pas sur les hommes d’action ») et l’envie d’ouvrir à nouveau les négociations. Enfin, la discussion identitaire permet de comprendre à quel point les Volfoni souffrent à l’idée d’une perte de leur réputation.
De longues tirades sur les exploits passés permettent de mettre en lumière ces craintes tout en recréant des liens affectifs forts avec Fernand Naudin, par exemple à l’évocation des aventures de « Lulu la Nantaise », de « Jo le trembleur », ou bien encore du « fondu de Montréal qui travaillait à la dynamite ».
Suite aux négociations de paix dans la cuisine, la situation ne sera pas totalement réglée et il faudra encore à notre entrepreneur quelques efforts (coups de poing, silencieux, dynamite) pour arriver à ses fins, à savoir la prise de contrôle définitive des affaires du Mexicain. Georges Lautner et Michel Audiard nous ont offert un cours de leadership passionnant, le tout dans un format à faire rougir de jalousie tout repreneur d’entreprise : 1h45 montre en main pour atteindre l’objectif, dans un film rythmé, haut en couleur et en effets sonores.
À revoir avant toute tentative d’organiser votre prochaine « réunion des cadres, façon meeting ».
Ce article est adapté d’un article plus long, « Six leçons pour managers tirées du septième art », co-écrit par Benoit Aubert, Dominique-Anne Michel et Stéphane Viglino et publié dans l’Expansion juillet-août 2016.
Benoit Aubert, Directeur ICD Paris, Groupe IGS; Dominique-Anne Michel, Chargée de cours, Master Pro Conseil éditorial et gestion des connaissances, UFR de philosophie, Université Paris-Sorbonne – Sorbonne Universités et Stéphane Viglino, Professeur Affilié, Grenoble École de Management (GEM)
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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