La Turquie, dominée depuis plus de deux décennies par le Président Recep Tayyip Erdogan et son parti, s’est réveillée lundi à un « tournant » de l’aveu même du chef de l’État après une victoire historique de l’opposition aux élections municipales.
Les résultats, quasi définitifs, donnent le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate), principale formation de l’opposition, large vainqueur du scrutin (37,7 % des voix) jusque dans des provinces d’Anatolie tenues jusqu’alors par le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) de M. Erdogan qui arrive en deuxième position (35,5 %).
Istanbul, Ankara, Izmir, Adana, Antalya… le CHP, qui avait été sonné par la défaite de son candidat à la présidentielle de mai 2023, a fait carton plein dans les plus grandes villes du pays dont Bursa, vue comme un fief conservateur, ainsi que dans plusieurs autres provinces d’Anatolie considérées comme acquises au pouvoir.
Un « tournant »
Pour les observateurs, il s’agit de la pire débâcle électorale du Président Erdogan depuis l’arrivée au pouvoir de son parti en 2002. Dans la nuit de dimanche à lundi, tandis que le dépouillement des urnes se poursuivait, le président a reconnu un « tournant », promettant de « respecter la décision de la nation ».
« Mais plus qu’une percée décisive du parti kémaliste, ces municipales marquent surtout le recul général du parti au pouvoir » analyse Le Point. L’électorat traditionnel de l’AKP, les classes moyennes conservatrices, a largement boudé le scrutin, fatigué des promesses non tenues et plus focalisé sur le pouvoir d’achat et l’inflation. À 78%, le taux de participation de la population turque, est bien inférieur aux valeurs habituelles.
Les quotidiens très pro-gouvernementaux Hürriyet et Yeni Safah titrent lundi sur le « message » que les Turcs, confrontés à une sévère crise économique, ont voulu envoyer au gouvernement.
L’éditorialiste d’Hürriyet, Abdulkadir Selvi, réputé proche du pouvoir, reconnaît qu’« un vent nouveau souffle » sur la Turquie « qui ne peut s’expliquer que par l’économie ». M. Erdogan, réélu l’an dernier, fait face selon lui à « une nouvelle équation politique ».
« Révolution dans les urnes », titre de son côté Sözcü, un quotidien nationaliste laïque hostile au chef de l’État, tandis que le grand journal d’opposition Cumhuriyet salue, en lettres blanches et sur fond rouge – les couleurs du du drapeau turc – une « victoire historique ».
Anticipée à Ankara et Istanbul, les capitales politique et économique que le pouvoir avait perdues en 2019, la victoire de l’opposition a pris de court les observateurs par son ampleur, considérée comme inédite depuis 1977 et qui redessine la géographie électorale du pays.
Concurrence au sein du CHP pour la présidentielle
Champion de l’opposition depuis sa victoire à Istanbul il y a cinq ans au terme d’une âpre élection, le maire CHP de la mégapole turque Ekrem Imamoglu, très populaire dans tout le pays, se retrouve propulsé dans la course à la présidentielle de 2028.
Le maire CHP d’Ankara, Mansur Yavas, réélu avec 30 points d’avance sur son rival de l’AKP après dépouillement de la quasi totalité des urnes, sort lui aussi extrêmement renforcé de cette élection.
« Nous allons assister à une course entre Imamoglu et Yavas » dans l’optique de la présidentielle de 2028, estime le chroniqueur d’Hürriyet Abdulkadir Selvi.
Une percée du Yeniden Refah, une formation islamiste
La débâcle de l’AKP est aussi la conséquence d’une percée du Yeniden Refah, une formation islamiste qui s’est imposée comme la troisième force politique lors de ces municipales, avec 6,2% des voix au niveau national selon des résultats quasi définitifs.
Des candidats du Yeniden Refah ont été élus à Sanliurfa (Sud-Est) et Yozgat (centre), deux capitales provinciales qui étaient dirigées par des maires AKP. Mais le parti a aussi rogné des voix AKP dans nombre de provinces.
« L’issue de cette élection a été déterminée par le comportement de ceux qui continuent de commercer librement avec Israël et les meurtriers sionistes », a déclaré dimanche le chef du Yeniden Refah, Fatih Erbakan, qui avait tout au long de sa campagne dénoncé le maintien des relations commerciales entre la Turquie et Israël, en dépit de la guerre à Gaza.
Le triomphe du parti pro-kurde dans les provinces du sud-est de la Turquie, à majorité kurde, est un point marquant, souligne Le Point. Ainsi, le HDP, dissous et reconstruit sous le nom de DEM (Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples), a gagné tous les scrutin dans les villes orientales, comme à Diyarbakir, la « capitale » régionale, où il l’emporte avec 64 % des voix.
Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, d’abord comme Premier ministre puis, depuis 2014, en tant que président, a affirmé début mars que ses élections municipales étaient « les dernières » organisées sous son autorité, laissant entrevoir une possible retraite politique.
Dans la nuit de dimanche à lundi, devant des partisans abattus, le chef de l’État, âgé de 70 ans, a appelé à « ne pas gaspiller » les quatre années restantes d’ici-là.
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