En une trentaine d’années, les usages du jeu vidéo se sont amplifiés de manière exponentielle (35 millions de joueurs en France aujourd’hui), et l’on décrit ses performances économiques avec force superlatifs (il représente désormais le produit culturel le plus cher et le plus vendu au monde). Accédant au statut d’objet patrimonial, fort de son déploiement en des lieux d’exposition prestigieux, le jeu vidéo dispose de sa propre muséographie, de ses historiens et de ses herméneutes.
35 millions de joueurs en France
Du côté des usages ordinaires, les lieux et instants de pratique vidéoludique apparaissent ubiquitaires et illimités, qu’il s’agisse des synchronies collectives des adeptes des Massively Multiplayer Online Role Playing Game (MMOPRPG), ou des interstices ludiques individuels improvisés dans les transports en commun. Des formes d’esthétiques extra-ludiques inédites inspirent d’autres arts : la photographie ou le cinéma en adoptent les codes (la « barre de vie ») et convoquent ses personnages emblématiques, et plus largement, des activités humaines jusqu’alors aludiques sont en voie de ludicisation par le développement des « jeux sérieux ».
Le jeu a ainsi véritablement colonisé de nombreuses sphères d’activités, et cette extension du domaine du ludique rend caduque la conception classique et discrète du jeu telle qu’elle était conçue par Roger Caillois (1958).
Pour l’observateur, la quête d’émotions ludiques se montre porteuse d’interrogations tant sur les mobiles que sur les amplifications qu’elles induisent, quand l’intimité du joueur et du jeu s’accentue et que la virtuosité des graphistes et programmeurs « met en rapport l’œil et les organes d’action ». L’effacement des frontières entre le jeu et la vie introduit le thème de la rémanence des émotions post-ludique (et de leurs indissociables corrélats somatiques et cognitifs), voire de leurs incidences comportementales. Car la captation fictionnelle qu’opère le jeu vidéo constitue une authentique _irréalité augmentée : « à la différence des expériences esthétiques suscitées par le roman ou le film, l’utilisateur de jeux vidéo est présent à l’action et non spectateur de celle-ci, et ce par le biais de cette réalité absolument propre aux jeux vidéo qu’est l’avatar ».
« Masculinité militarisée »
Le présent article se consacre à l’un des domaines de prédilection historique du jeu video : l’ultraviolence. En effet, comme le rappelle Sébastien Genvo (2013), depuis leur émergence, les jeux vidéo ont été dominés par le thème de la « masculinité militarisée », et le genre reste indéniablement marqué par la topique martiale affichée par les multinationales comme Rockstar (GTA) ou Activision (Call of Duty), au regret sans doute de nombre de créateurs du domaine.
Aujourd’hui encore, les pratiques individuelles, mais aussi les résultats financiers de l’industrie vidéoludique font des jeux mettant en scène de la violence des objets performants suspects d’être performatifs (le constat d’une saturation du genre violent qui est rappelé ici n’implique évidemment pas qu’il soit légitime de réduire le jeu vidéo à des pratiques guerrières en dépit du poids des pratiques ludiques et des enjeux financiers en présence).
Le jeu vidéo est un gisement de créations hétérogènes et non le bloc monolithique de blockbusters violents que les ténors de l’industrie donnent à voir au grand public en orchestrant de manière cyclique leur écoulement à grands moyens publicitaires.
Contrastant avec la thèse cathartique, qui implique que l’expérience du jeu vidéo remplirait la fonction purgatrice d’évacuation des affects agressifs, des faisceaux de travaux empiriques méthodologiquement triangulés conduisent vers une thèse mimétique, selon laquelle la « martialisation » des émotions induites par la violence guerrière virtuelle, à l’instar des univers persistants du jeu vidéo, déploierait son empire bien au delà de l’expérience circonscrite du joueur devant un écran de visualisation.
Gradients d’immersion
Si l’on s’en tient aux analyses de contenu des jeux vidéo commercialisés, la violence constitue le thème principal de plus de la moitié des titres ayant le plus grand succès commercial. Le premier jeu violent, paru en 1976 et appelé Death Race, consistait à écraser des piétons durant une course de voitures.
Trente années plus tard, la sophistication graphique et la virtuosité des effets sonores du jeu vidéo permettent une immersion infiniment plus prononcée, après le tournant significatif opéré au début des années 1990 avec l’apparition de Wolfenstein 3D (W3D), bientôt suivi de Doom, où pour la première fois le joueur adopte la place du personnage dont il contrôle l’arme. Dans le jeu à la première personne, le joueur perçoit ainsi l’action comme s’il portait lui-même l’arme qu’il actionne, et évolue librement dans un univers en trois dimensions. Alors que dans le cas de Death Race et beaucoup d’autres jeux subséquents, les personnages abattus disparaissaient (laissant parfois sur l’écran une petite stèle funéraire ornée d’une croix), dans W3D, ils tombent à terre, ensanglantés.
« L’option sang »
En 1999, à la faveur d’une collaboration avec un ancien militaire expérimenté, le jeu Soldier of Fortune améliorait remarquablement le réalisme de la violence infligée : un joueur aguerri pouvait abattre son adversaire en visant l’une des 26 « zones létales » du corps qu’il était possible de blesser. Les victimes réagissaient avec vraisemblance aux différents coups de feu selon la partie du corps touchée, l’arme utilisée et la distance de feu. L’apparition du sang à l’écran permet d’intensifier significativement le retentissement émotionnel des scènes « agies » par le joueur.
Ainsi, une étude menée à l’université d’Iowa par Christophe Barlett démontrait que lorsque l’option « sang » était enclenchée durant le jeu Mortal Kombat (option qui permet de voir le sang couler lorsque des ennemis sont abattus), la pression sanguine du joueur augmentait, preuve d’une augmentation de l’éveil physiologique. La présence de l’hémoglobine avait également pour conséquence d’intensifier les pensées agressives chez le joueur à l’issue du jeu.
D’autres études ont mis à jour des indices de corrélation entre l’activité physiologique des joueurs et les contenus des jeux vidéo. Par exemple, des mesures diagnostiques appuyées sur le rythme ou la cohérence cardiaque, la conductivité de la peau (elle varie selon l’activité des glandes sudoripares stimulées lors d’expériences ayant un caractère stressant) indiquent que la violence virtuelle affecte simultanément la physiologie du joueur.
L’expérience répétée de ces processus biologiques face à des scènes violentes fait l’objet d’une habituation et d’une généralisation dont les effets perdurent. Ainsi, la réponse physiologique décroît en intensité après réitération des séquences de jeu pour s’appliquer également à des contenus extraludiques : en comparaison avec des personnes qui jouent à des jeux sans contenu violents mais de difficulté et d’intérêt équivalent, celles qui ont été (aléatoirement) affectées dans une condition expérimentale où elles évoluent quelques minutes dans un jeu à caractère violent présentent ensuite une atténuation de leur réactivité physiologique bien après le jeu, confrontées à des scènes de violence réelle (devant des agressions par arme blanche, arme à feu ou bagarres), ce qui manifeste un phénomène de désensibilisation.
Le potential agressogène du jeu video serait supérieur : lorsqu’est comparé le niveau de conduites agressives après avoir joué à un jeu violent ou avoir simplement regardé l’écran d’une personne qui est en train de jouer, le niveau de conduites agressives est supérieur pour le joueur par rapport au pour le témoin.
L’immersion dans le jeu est également accentuée par l’identification à l’avatar manipulé par le joueur : lorsque des participants à un jeu de boxe sont invités, avant la partie, à personnaliser leur avatar en faisant en sorte qu’il leur ressemble, l’on observe chez ceux-ci une augmentation de leur conduite agressive immédiatement après le jeu, en comparaison à des personnes qui n’ont pas eu pour instruction de le personnaliser. L’attractivité de l’avatar produit des résultats analogues : les effets agressogènes sont supérieurs lorsque le perpétrateur de violence est doté de qualités esthétiques
Corrélats cognitifs et comportementaux
L’induction d’émotion par le jeu vidéo s’accompagne de représentations cognitives qu’il est également pertinent de mentionner, dans la mesure où la chronicisation des conséquences du jeu s’avère médiatisée par l’effet de leur contenu sur les structures cognitives de l’individu. Plusieurs dimensions de la cognition sont pertinentes.
Par exemple, le jugement de gravité porté sur la violence sociétale est affecté : après avoir joué deux heures à un jeu violent et sollicités ensuite pour formuler des jugements sur un certain nombre d’actions relevant de la criminalité, les joueurs à un jeu violent se montrent moins sévères, en comparaison à un groupe ayant joué à un jeu d’action.
D’autres phénomènes impliquant la cognition sont plus fondamentaux. Tout d’abord, comme n’importe quelle cognition, les contenus violents mobilisent de manière irréfléchie des réseaux de signification reliés et stockés dans la mémoire à long terme. Cette mobilisation est rendue évidente par le fait que le temps de reconnaissance de mots relevant du champ lexical de la violence est significativement plus court que le temps de reconnaissance de mots relevant d’autres champs.
« Attentes hostiles »
À cet amorçage de pensées agressives s’ajoute un effet dit « d’attentes hostiles », qui consiste à imputer à des personnes confrontées à des situations de conflit potentiel des réactions orientées vers l’agression, ce qui peut faciliter alors l’agression individuelle. Dans une étude qui illustre ce phénomène et ses conséquences comportementales, après une phase de familiarisation, 136 hommes et femmes adultes jouaient durant vingt minutes à un pré-identifié lors d’une phase préparatoire comme un jeu violent (Condemned 2_, Call of Duty 4 ou The Club) ou à un jeu non violent (une simulation course de voiture, par exemple, S3K Superbike, Dirt 2, et _Pure). L’affectation dans l’un ou l’autre des groupes s’effectuait au hasard. Ensuite, les participants devaient lire deux scénarii ambigus et imaginer la suite de l’histoire. Par exemple, dans la première histoire, un conducteur heurtait l’arrière de la voiture du personnage principal. Après avoir constaté les dégâts, les deux conducteurs s’approchaient l’un de l’autre. On demandait ensuite aux participants de produire 20 items relatifs à ce que le personnage principal allait dire, penser ou faire dans les minutes qui suivaient. Dans une deuxième étape de l’expérience, chaque participant prenait part à une tâche compétitive contre un partenaire : il devait appuyer aussi vite que possible sur une touche dès qu’il percevait un signal sonore.
Le perdant recevait un signal sonore désagréable dans les oreilles, diffusé par des écouteurs. Les participants croyaient que l’intensité du son avait été choisie par leur adversaire alors qu’il avait été préprogrammé en réalité. La mesure d’agression était l’intensité sonore (de 60 à 105 décibels, soit l’équivalent d’une alarme à incendie, dans le cas de l’intensité maximale) et la durée (de 0 à 5 secondes par intervalles de 500 millisecondes) que le sujet choisissait de faire subir à son (faux) adversaire lorsque celui-ci perdait (des études préalables indiquent que cette mesure est liée à des actes agressifs dans la vie réelle).
Les résultats ont montré que les participants ayant joué à un jeu vidéo violent, quel que soit leur sexe, avaient davantage de pensées agressives et agressaient davantage leur adversaire. D’autres études menées sur le même modèle ont montré que l’effet de plusieurs sessions successives était cumulatif au fil des jours.
Ce type de résultat a été constaté au moyen d’autres mesures d’agression. Par exemple, dans une étude, des enfants de huit ans jouaient pendant 20 minutes à un jeu vidéo violent (le jeu de combat intitulé Double Dragon), tandis que d’autres s’amusaient à un jeu non violent (_Excitebik_e, une course de moto). On les conduisait ensuite dans une salle de jeu où ils étaient filmés à leur insu pendant 15 minutes en train d’interagir avec d’autres enfants. Des observateurs extérieurs estimaient divers aspects de leurs comportements, comptabilisant les gestes tels que taper, secouer, donner un coup de pied, pincer, etc.).
Les résultats ont révélé que les enfants ayant joué au jeu de combat commettaient deux fois plus d’actes agressifs que ceux qui avaient joué à la course de moto. Une autre étude a consisté à interroger 430 enfants âgés de 9 à 11 ans ainsi que leurs camarades et leurs professeurs, deux fois à un an d’intervalle, et confirmait que ceux qui jouaient davantage à des jeux vidéo violents lors du premier test attribuaient, un an plus tard, plus d’hostilité aux autres personnes qu’ils rencontraient, se montraient plus agressifs verbalement et physiquement, et étaient moins enclins à l’altruisme. Au total, plus de 8,5 pour cent des actes violents mesurés après un an étaient expliqués par la pratique de jeux vidéo violents au cours de l’année écoulée. La plus récente synthèse statistique des travaux consacrés aux liens entre la violence des contenus et les émotions entérine ces observations.
« Pour conclure… »
Dans leur ensemble, les recherches menées sur les corrélats et conséquences émotionnelles, cognitives et comportementales des jeux établissent qu’ils infusent des représentations et actions avec une force inédite et n’ont pas l’effet cathartique qui leur est parfois attribué. Toutefois, il n’existe aucun résultat permettant d’affirmer que cette augmentation des pensées, émotions et conduites agressives atteigne un niveau très élevé. Associer une violence létale ou une agression grave à la pratique du jeu video n’a ainsi aucune base scientifique. Par ailleurs, les données permettant d’établir des effets causaux à long terme sont peu nombreuses et exigent être consolidées.
La démonstration empirique des effets rémanents des jeux vidéo ne se limite bien évidemment pas à la violence, et d’autres corpus qu’il n’était pas possible de présenter ici, alimentent leur incidence et effets potentiellement favorables. Jamais l’artifice ludique n’aura peut-être été aussi prometteur, en dépit de ce que les contenus spécifiques qui se déploient dans les jeux qui dominent aujourd’hui sont en certains points contestés. Retenir le potentiel – et déjà le gisement – créatif, cognitif et esthétique qu’indéniablement il présentent, bien au delà d’une martialisation des affects et des conduites, permet de placer en eux des attentes légitimes de mutation multidimensionnelle des expériences ludiques. Le gradient d’impact émotionnel auprès des usagers, dont il a été démontré qu’il augmente avec les années du fait de l’augmentation du potentiel immersif, augure d’un avenir porteur d’enjeux sociaux inédits.
Ce texte a donné lieu à un grand entretien dans le nouveau magazine sciences et société de l’Université Grenoble Alpes (H)auteurs
Laurent Bègue, Professeur de psychologie sociale, Université Grenoble Alpes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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