ENTRETIEN – Plongée au cœur de l’activité des services de renseignements français en pleine guerre froide. Dans son ouvrage Un rebelle à la DST (Plon), Jean Lucat lève le voile sur quinze années d’affaires sensibles alors qu’il travaillait comme agent dans le contre-espionnage, chargé de traquer les taupes soviétiques. Le spécialiste de l’interrogatoire nous explique dans cet entretien quelles étaient ses missions, ses méthodes pour mener un interrogatoire ainsi que la rocambolesque affaire dans laquelle il a été soupçonné de planifier un attentat contre François Mitterrand.
Epoch Times : Intégré à la division du contre-espionnage de la DST, vous étiez chargé de surveiller les activités des services soviétiques, le KGB et le GRU, sur le territoire français. En quoi consistaient concrètement vos missions ?
Jean Lucat : Concrètement, il s’agissait d’analyser le comportement et les activités des diplomates soviétiques et de prendre contact avec le maximum de personnes qui avaient été en contact avec eux. L’objectif étant d’avoir avec eux des entretiens (si cela était possible) pour obtenir des informations concernant les objectifs de ces Soviétiques, leur caractère, leurs défauts et qualités, en vue d’étudier des possibilités de contacts.
Il s’agissait également d’étudier les mouvements de populations entre la France et l’Union soviétique, par exemple les Soviétiques qui demandaient des visas pour venir en France et que nous contactions parfois, étudier les mariages mixtes et surtout les commerciaux des sociétés françaises qui se déplaçaient en Union soviétique. Ces gens-là étaient souvent de bonnes sources d’informations pour savoir comment se passait la vie en URSS.
En traquant les taupes soviétiques, vous estimez que votre service et vos collègues et vous-mêmes aviez « votre place dans l’histoire en marche ». De quels dangers avez-vous réussi à protéger la France grâce à votre travail ?
Le danger principal était d’éviter que les secrets de fabrication des industries et des laboratoires français ne tombent aux mains des services soviétiques. Ce n’est pas que les Soviétiques ne disposaient pas eux-mêmes d’excellents laboratoires de recherches, mais l’obtention des secrets français (et d’autres pays, bien sûr) leur permettaient de gagner des années de recherches et de voir surtout à quel niveau nous en étions.
Il y avait aussi la détection des Français qui naviguaient dans les milieux politiques, journalistes et autres, qui auraient pu être approchés et recrutés par les services soviétiques et qui fournissaient ainsi au KGB des synthèses sur la nature de la société française et l’analyse des forces politiques de notre pays. Cela permettant aux Soviétiques de connaître à l’avance les intentions du gouvernement français.
D’après votre longue expérience, lors d’un interrogatoire, quelles sont les clés pour obtenir les informations correspondant aux objectifs assignés et déceler les mensonges de la personne interrogée ?
La première des choses est d’avoir fait un travail préparatoire pour en connaître le maximum sur la personne que nous allons avoir à interroger. Ainsi, lorsque l’on débute un interrogatoire, on peut vérifier si la personne nous confirme ou non les informations que nous connaissons déjà.
Ensuite, tout est une question de patience, ne jamais vouloir aller trop vite. Il faut compter sur la fatigue que la personne interrogée va subir. C’est pour cela qu’il est nécessaire d’être soi-même en forme. Dans les questions, il faut partir du général au particulier. Ne pas aller directement au but recherché, mais laisser la personne s’exprimer sur des sujets où elle va s’exprimer sans contrainte, car elle sait qu’elle ne risque rien. On la verra ensuite être bien moins prolixe sur les sujets où elle est moins à l’aise, et on va se concentrer sur cette période de sa vie.
On n’imagine pas que, lorsqu’on interroge quelqu’un, cette personne va fouiller dans sa mémoire et ressortir des détails qu’elle avait elle-même oubliés, mais cela est le résultat d’heures et d’heures d’interrogatoire. On lui fait répéter plusieurs fois les mêmes explications d’une manière différente pour relever les contradictions.
Il faut toujours être courtois, parfois un peu ferme, mais il faut que la personne sente qu’elle est en danger juridique (ce qui est toujours le cas, car nous n’interpellons pas par hasard) et que nous avons les moyens de l’enfoncer sur le plan de la procédure ou de minimiser les charges. Il faut que, petit à petit, nous devenions un espoir pour elle de se sortir d’une mauvaise situation, plutôt que comme les personnes qui veulent à tout prix l’envoyer en prison.
Dans un service de renseignement, l’essentiel est d’obtenir la vérité des choses et de savoir pourquoi les évènements se sont déroulés de telle manière, plutôt que de telle autre. Si ensuite on peut envisager un recrutement (si la personne est toujours en mesure d’amener des renseignements intéressants, car ce n’est pas toujours le cas), ce sera la priorité. Si ce n’est pas possible, on la défère au procureur, mais on peut aussi décider de la laisser libre, en laissant la porte ouverte à d’autres prises de contact.
Une bonne partie de votre ouvrage est consacrée à la traque de Dominique Erulin par la cellule antiterroriste de l’Élysée, persuadée que cet ancien légionnaire projetait un attentat contre François Mitterrand. Quelle est la genèse de ce fantasme autour de ce « complot d’extrême droite » au moment de l’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 ? Le « syndrome Allende » est-il une explication suffisante pour expliquer cette affaire cousue de fil blanc alors que ces soupçons ne reposaient sur aucune preuve ?
Le « syndrome d’Allende » n’est qu’une partie de l’explication, mais sans doute pas la principale. À l’arrivée des socialistes au pouvoir, un certain nombre de personnages politiques de ce bord fantasmaient sur la « menace d’extrême droite ». Cela continue d’ailleurs de nos jours. Et ils ont donc demandé aux directeurs des services de police d’ouvrir les dossiers concernant ces problèmes. Ce qui a été fait, bien que les responsables en question savaient parfaitement que cela ne déboucherait sur rien. Et, effectivement, force a été de constater qu’il n’y avait pas de menaces. Les mouvements de ce type ne représentaient en aucune façon une menace pour le régime en place. Ils en étaient bien incapables.
Cependant, mon ami Erulin possédait toutes les caractéristiques pour attirer l’attention de certains membres des Renseignements généraux.
Le premier directeur de la DCRG, nommé par Deferre, avait explicitement déclaré, avant même mai 1981, qu’il ferait des ennuis à Dominique Erulin et lorsqu’il est arrivé en fonction, il a lancé sur lui différentes enquêtes.
En fait, comme Erulin avait travaillé pour les campagnes électorales de Giscard d’Estaing, cela était aussi, pour certains, le moyen de mettre en difficulté un adversaire politique.
J’ai été rapidement averti de cela, car j’avais pas mal de contacts dans différents services de police et j’avais prévenu Dominique, qui a eu tout d’abord du mal à croire à la réalité de cette traque.
C’est un petit groupe de policiers de la DCRG qui a su convaincre Prouteau que Dominique et moi-même (car ils avaient un peu compris pourquoi leurs manœuvres étaient déjouées et ils commençaient à travailler sur moi) devenaient dangereux pour le président.
Le milieu d’extrême droite dans lequel évoluait Erulin était parfaitement pénétré par les RG et ils ont sans doute appris que Dominique avait un très bon copain policier à la DST, par quelques-uns de leurs informateurs.
J’ignore si Prouteau y a réellement cru ou s’est laissé convaincre, mais l’existence d’un complot contre la vie du président justifiait pleinement sa mission et tous les moyens qui lui avaient été accordés. Il a toujours prétendu qu’il disposait de rapports faisant état de la réalité de ce complot, mais il n’a jamais rien produit, et lorsque ses archives ont été découvertes plus tard dans un parking de banlieue, rien n’a été trouvé concernant la justification d’un tel complot. Par contre, il y avait un rapport de Prouteau, dans lequel il proposait au président Mitterrand de supprimer Erulin.
Malgré les risques pour votre poste au sein de la DST, vous avez choisi de protéger votre ami Dominique Erulin. Était-ce un choix motivé par la volonté de faire passer l’amitié ou le respect de la vérité avant le reste ?
Mon principal motif était de protéger mon ami. La fidélité en amitié est quelque chose de significatif pour moi. Même si l’ami fait des « conneries », je pourrais le lâcher, mais le lui dire d’abord, et lui dire pourquoi je prends de la distance. Mais je ne le lâcherai jamais s’il est en réel danger, ce dont j’ai tout de suite senti dans cette situation, où l’on montait une cabale contre lui, avec comme conséquences éventuelles, la mort lors d’une arrestation difficile ou bien de longues années de prison pour un complot qui n’existait pas.
Le respect de la vérité n’y est pas pour grand-chose. Je n’ai pas la vocation d’un lanceur d’alerte, et je sais bien qu’il y tant de gens qui prennent de la distance avec le « respect de la vérité »…
La seconde raison de mon intervention (et peut-être est-ce la première ?) : lorsque Prouteau a été nommé Coordinateur du renseignement pour le terrorisme, cela a fait sourire beaucoup de monde, car on savait tous que Prouteau, malgré des qualités indéniables comme commandant du GIGN, ainsi que Paul Barril, n’avait pas du tout le profil pour faire du renseignement.
À ce moment, je me suis dit en moi-même que j’allais lui montrer ce qu’était le renseignement, tel qu’on le pratiquait à la DST. Je me suis organisé pour savoir ce qu’ils allaient faire et j’ai pu bloquer les tentatives d’arrestations qu’ils ont engagées à trois reprises.
Pourquoi avez-vous été vous-même soupçonné d’avoir voulu assassiner François Mitterrand ?
Au fur et à mesure de leurs échecs pour rechercher Erulin, la cellule de l’Élysée et la DCRG, en particulier leur service de pointe la SORS, qui disposaient de moyens très importants alors que j’étais seul (un peu aidé cependant par quelques amis dans le milieu du renseignement) ont fini par m’identifier. Comme j’étais le seul à agir pour la protection d’Erulin, (qui, il faut le dire, connaissait quand même d’autres policiers que moi), ils ont dû trouver commode de m’associer à lui pour ce prétendu complot. Ce que je n’ai pas compris tout de suite d’ailleurs.
Mais je pense que pour eux, c’était une manière de se venger de moi et des interventions que j’avais faites pour faire échouer leurs tentatives d’arrestation, sachant qu’une telle accusation pouvait avoir des conséquences délicates pour moi.
Pouvez-vous revenir sur les causes à l’origine de votre mise à l’écart de la DST ?
À la suite de l’affaire Erulin, les choses se sont calmées, après 1983, lorsqu’il y a eu une première cohabitation. À la DST, certains m’en voulaient et auraient désiré que je quitte le service. D’autres m’avaient protégé, sans doute par solidarité de service. Mais en 1986, il y a eu une autre affaire, un rapport de l’UCLAT mentionnait des menaces du groupe terroriste communiste Action Directe à l’encontre des deux ministres Gérard Longuet et Alain Madelin.
Les deux ministres n’avaient pas été mis au courant de ces faits. J’ai donc prévenu le cabinet d’Alain Madelin, avec lequel je pouvais avoir des contacts discrets, et lui ai remis le rapport de l’UCLAT. Mais ces rapports étaient identifiés et le DGPN, Pierre Verbrugghe, a tout de suite compris qu’il s’agissait du rapport qui avait été remis à la DST. En fait, Pierre Verbrugghe détestait la DST et voulait se servir de moi pour mettre le service en difficulté. Cela, je ne l’ai su que bien plus tard.
Raymond Nart, mon directeur, savait parfaitement que le seul à la DST pouvant disposer de tels contacts au cabinet du ministre, ce ne pouvait être que moi, et je ne pouvais pas lui mentir : cela faisait trop d’années que je travaillais sous ses ordres.
C’est de cette manière que j’ai dû quitter le service.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles d’Epoch Times.
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