Alors que presque chaque manifestation récente en France s’accompagne d’affrontements entre forces de l’ordre et manifestants, de nombreux observateurs du monde juridique s’émeuvent de violences policières. Leur écho a même voyagé jusqu’à la Maison Blanche, qui a rappelé aux autorités françaises que manifester pacifiquement est un droit. Maud Marian, avocate au barreau de Paris, nous donne son éclairage sur la question.
Epoch Times : On peut voir sur les réseaux sociaux circuler de nombreuses vidéos interprétées parfois comme des « violences policières ». En écho à celles-ci, certaines voix telles que le syndicat de la magistrature se sont indignées de ces violences. De quoi parle-t-on exactement, et comment ces « violences » sont-elles appréciées et mesurées, selon vous ?
Maud Marian : Quand on regarde ces vidéos, on a l’impression que c’est désorganisé, que ça part un peu dans tous les sens. On y voit des actes individuels, on entend parler d’ordres qui ont été donnés. En réalité, il y a une double appréciation qui est complexe parce les policiers répondent qu’ils utilisent la force proportionnellement aux risques auxquels ils font face. Cela peut être pour arrêter des jets d’objets vers eux-mêmes, pour empêcher différents dégâts sur du matériel urbain ou des magasins qui sont aux alentours, ou même éventuellement des violences vis-à-vis de tiers. Dans ce cas, c’est difficile à apprécier parce qu’évidemment, on n’a pas toujours le début de l’action, on ne sait pas pourquoi tel policier charge et ce qu’il cherche pour interpeller, ce qu’il cherche pour éviter un danger. Mais on voit bien quand même que, à certains moments, c’est très clair qu’il y a des charges de police ou de CRS qui sont à destination de gens dont on voit qu’ils ne sont pas dangereux et qui sont à ce moment-là frappés ou mis en danger par des grenades de tel ou tel type.
Ensuite, on a quand même des éléments très précis de ce qu’on peut voir se dérouler en manifestation. D’abord, on a un principe, c’est que la nasse est interdite. Ça c’est très important. C’est-à-dire que les policiers peuvent encadrer les manifestants mais ne peuvent pas les empêcher de circuler en les retenant dans un cercle. Le Conseil d’État a jugé ça illégal, ce n’est pas considéré comme une violence au sens strict, comme un dépassement des pouvoirs de la police sur le terrain. Donc, ça se jugerait d’un point de vue administratif. Mais en réalité, il y a de manière sous-jacente des problématiques de torture, c’est-à-dire par exemple maintenir les gens pendant 3h ou 4h debout sans pouvoir aller aux toilettes, sans pouvoir s’extraire. Ça peut être assimilé à des actes inhumains et de torture. Et puis, il y a une difficulté aussi de mise en danger des personnes puisqu’en étant concentré dans un petit cercle, il peut se passer plein de choses qui ne sont pas légales. On a ce genre de violence, c’est très clairement identifiable.
Après on a une difficulté dans la manière d’agir: les coups de matraque, l’utilisation de grenade de désencerclement, c’est évidemment très difficile à apprécier. Cette appréciation est très délicate, mais qui est quand même assez évidente sur certaines vidéos. On a de plus en plus de plaintes qui sont en cours, qui vont permettre de positionner les magistrats, les tribunaux sur toutes ces questions. Je souligne quand même qu’il y a beaucoup de réactions de professionnels du droit en ce moment, même si ce n’est pas encore complètement unanime.
Il y a des communiqués de presse, des délibérations officielles. Le Conseil de l’ordre des avocats de Paris a pris une délibération officielle sur les interpellations notamment et les conditions dans lesquelles se passent les manifestations en général. Le Syndicat de la magistrature l’a fait également. On a d’autres ordres en province qui ont pris aussi des positions et qui sont allés vérifier sur le terrain ce qui se passe. On sent qu’il y a quand même là une forte émotion des gens du droit pour dire non. Là, il y a un dépassement de ce qui est acceptable de la part des forces de l’ordre.
Personnellement, j’aurais envie de vous dire que ce n’est déjà pas normal que les forces de l’ordre ne protègent pas les manifestants eux-mêmes. Vous voyez ce que je veux dire? Les forces de l’ordre sont censées protéger le peuple dans son ensemble et sans discrimination.
Déjà, normalement, les manifestations devraient être protégées elles-mêmes. C’est-à-dire pour éviter des agressions de l’extérieur ou quoi que ce soit. Ils devraient garantir la circulation des autres personnes, ceux qui ne sont pas dans la manifestation et éventuellement même protéger les tiers des manifestants. Quand il y a des jets, on voit bien qu’ils ne protègent qu’eux-mêmes. Certains passants pourraient très bien recevoir une bouteille de bière ou quoi que ce soit. On voit bien aussi qu’ils ne protègent pas les immeubles.
On se rend bien compte qu’ils sont entièrement focalisés sur les manifestants comme si c’était une bagarre. Mais en fait, ils sont là pour protéger la société dans son ensemble. Quand on voit, par exemple, ce qu’il se passe en Espagne, on voit qu’ il y a une prise en considération de l’environnement. La manifestation est ce qu’elle est, mais il faut que ça ne dérange personne, il ne faut pas que ça abîme. C’est cela qui ne va pas en France, nos policiers montent au créneau pour s’en prendre aux manifestants. C’est ce qui manque dans l’esprit français.
Également, on voit sur des vidéos les forces de l’ordre qui ont parfois confisqué des matériels de protection des manifestants, des lunettes, des casques et également des arrestations préventives pour dissuader les gens de manifester. On constatait déjà ces agissement durant le mouvement des gilets jaunes et on les voit se renouveler aujourd’hui. Est-ce bien légal?
Depuis 2019, on a une loi qui est très problématique parce qu’elle est très large. C’est une loi qui a été prise juste après les mouvements des gilets jaunes. Évidemment, on comprend bien que la Macronie a voulu protéger ses policiers. Et puis pour se donner le plus de libertés possibles vis-à-vis des manifestants en général. L’idée est de dire qu’un rassemblement n’est pas illégal, mais qu’un rassemblement en vue de commettre des violences ou des dégradations est, lui, illégal. La difficulté est comment vous démontrez que les gens se sont rassemblés pour commettre ceci ou cela. C’est complexe. Donc vous avez une interprétation qui est laissée complètement à la merci des policiers de terrain. On va quand même aussi rappeler pour nos lecteurs qu’en France, les policiers n’agissent pas comme ça, au petit bonheur la chance en général. La politique pénale est dictée par les procureurs qui distinguent ce qu’il faut ou ne faut pas laisser passer. Ils donnent des consignes parfois sur une année entière. Et ces procureurs reçoivent eux-mêmes leurs ordres du ministre de la Justice, ce qui veut dire que finalement c’est le ministre de la Justice qui décide ce qui va se passer sur le terrain : ‘Vous ne laissez pas les gens se réunir, quoiqu’il arrive, on arrangera l’histoire’. Il sera toujours facile de trouver qu’il y a eu une dégradation pas loin et puis d’arrêter 25 personnes d’un coup en disant qu’ils sont peut être impliqués.
Ça permet, d’une part, de dissuader les gens de manifester, c’est sûr. Ça permet de ficher les gens également puisque une fois qu’on les a interpellés, on va pouvoir les inscrire sur des registres et dans des fichiers à destination de tel ou tel service de renseignement. Et puis, cela permet aussi bien sûr d’asseoir la force de la police. Et de temps en temps quelqu’un est convoqué au tribunal. Il reçoit une peine exemplaire et cela envoie un message : ‘Vous voyez, ce n’est pas bien, il ne faut pas faire n’importe quoi, restez sagement chez vous’. C’est illégal. La plupart des interpellations sont illégales en ce sens qu’elles n’ont pas de justification. Le problème, c’est qu’en France, une arrestation injustifiée n’entraîne absolument rien. Il faut être conscient de ça. Vous avez peut-être deux ou trois tribunes qui commencent à s’émouvoir aussi de cela, parce que les gens s’en rendent compte. En France, il y a à peu près 800.000 gardes à vue abusives qui ne débouchent sur rien, tous les ans. Indépendamment des manifestations. C’est une pratique courante en France. Et pourquoi ? Parce qu’après la garde à vue, il ne se passe rien. Elle est levée, on vous dit ‘bon, finalement rentrez chez vous’. Personne ne va dire que c’est anormal, qu’il faut condamner, indemniser, réparer, ou sanctionner le policier ou le procureur qui y a participé.
Comme il n’y a pas de suite pour aucun des deux, bien évidemment, cela permet aux policiers et procureurs de continuer. Donc bien sûr, c’est illégal, nous parlons d’arrestations infondées qui s’arrêtent à la porte du tribunal et classées sans suite. Et lorsque la personne va quand même jusqu’au tribunal pour être jugée, elle est mise hors de cause par le tribunal, il n’y a pas de suite non plus. Cela peut être fait sans prendre de risques, financier ou autre pour le policier qui fait ça, ou même pour l’État. Donc on a vu des nasses et des interpellations de centaines de personnes qui finalement sont tous ressortis, et puis une petite dizaine qui vont passer au tribunal pour avoir jeté une bouteille dans une vitrine.
À côté de cela, vous avez effectivement des comportements qui sont objectivement dangereux, violents de la part d’individus se joignant aux manifestants. On les appelle les « Black blocs « ou peu importe, là-dessus, je ne me positionne pas parce que je crois qu’il y a toute une polémique dans la terminologie. En tout cas des casseurs, des gens qui vraiment sont là pour en découdre. Ceux là, bizarrement, on les arrête pas. C’est-à-dire que dès que la personne est un petit peu forte, un petit peu armée, elle passe entre les filets. Puis on va arrêter trois femmes et un jeune… c’est du n’importe quoi.
Après, vous m’interrogez sur les objets confisqués. On a aussi là une difficulté, c’est que la loi est très large. Normalement, vous avez le droit de vous protéger contre les lacrymos. Ce n’est pas interdit d’aller avec des lunettes de plongée ou que sais je, mais cela a été interprété quelquefois par des juges comme la preuve que vous aviez l’intention de monter dans des points chauds de la manifestation pour en découdre avec les forces de l’ordre. Avec ce genre de raisonnement, on dit : ‘Le gaz lacrymogène a pour objectif de disperser les gens. Si vous ne voulez pas accepter d’être dispersés, c’est que vous voulez aller à l’affrontement’. Donc on a interprété cela comme une intention de commettre un délit contre les forces de l’ordre. C’est typiquement français. Ça ne veut rien dire, on peut y caser n’importe quoi. Du coup, en effet, on récupère plein d’objets. On n’a même pas le droit de mettre un casque. C’est comme ça. Et on a les procureurs qui demandent aux forces de l’ordre d’empêcher les manifestants de se regrouper à tel endroit, de prendre leur matériel s’il le faut. Des ordres qui ont été donnés et relayés par les préfets. À Paris, le préfet a fait des affichages un peu sauvages au dernier moment pour interdire des manifestations.. Ce n’est pas simple de savoir si vraiment une manifestation est interdite ou pas. On ne peut pas la contester devant le tribunal parce qu’elle est affichée vraiment au dernier moment, donc juste avant que les personnes se réunissent… c’est extraordinaire. Enfin, on voit bien qu’il s’agit bien là d’une mise en scène. Cela aussi crée encore plus de tensions et offre d’autres possibilités de sanction au pouvoir. Ce qu’il est important de retenir, c’est que tout ça finalement mis bout à bout, porte atteinte à la liberté de manifester qui est inscrite dans nos droits constitutionnels en France et qui ne devrait pas justement donner ce genre de sanction et ce genre de poursuites.
Certains observateurs ou manifestants évoquent une instrumentalisation du pouvoir policier du fait du manque de réponse politique. Est-ce votre sentiment ?
C’est mon sentiment. À mon avis, il y a une double manipulation. À la fois peut être pour arriver à faire focaliser l’opinion publique qui est encore très ‘macroniste’ sur le fait que ceux qui ne sont pas d’accord avec ce qui se passe sont juste des méchants, des « ultra ». Et en même temps, il y a une instrumentalisation de la police qui manifestement se trouve aussi entre deux feux. Et ça c’est assez désagréable comme situation. Je n’ai rien contre les forces de l’ordre, pas plus d’ailleurs que le citoyen lambda, mais on arrive à une certaine crispation du rapport avec la police et la gendarmerie. D’un côté, on leur dit de ne pas laisser passer les manifestants et de l’autre on les lâche et on constate qu’ils vont « trop loin ». Je suis persuadé qu’ils n’ont individuellement pas dépassé, si vous voulez, les ordres qui ont été donnés. Un policier s’en tient en général à ce qu’on lui dit. Aussi, il ne faut pas oublier que le Covid, les problèmes d’inflations, toutes ces choses-là ils le vivent avec nous, ils font aussi partie du peuple. Mais quand on leur donne des ordres, cela peut aussi jouer sur leur crispation, sur leur fatigue… et sur les excès.
Les policiers se retrouvent ainsi entre deux feux. Quand il y a besoin de faire sauter le fusible police, on le fait en disant c’est de leur faute, les policiers ont fait n’importe quoi, on en sanctionne un ou deux. Puis le reste du temps, on les instrumentalise contre le peuple. Car on a consciemment mis le débat dans la rue, c’est délibéré, on a retiré le débat de l’Assemblée pour le mettre dans la rue. Certains députés l’avaient annoncé en disant : “Mais attention, il n’y a pas eu de vrai débat à l’Assemblée. Le débat aura lieu, mais il aura lieu dans des conditions qui sont moins agréables et moins pacifiques”. L’exécutif a pris cette responsabilité. Maintenant, il va falloir l’assumer. Et effectivement, en plus en France, on est quand même connu pour être capable de faire des manifestations pendant des semaines et des semaines. Je pense que malheureusement, s’ils ne font rien au niveau politique, ça va continuer jusqu’à ce que jusqu’à ce qu’il y ait un des deux camps qui cède, et cela peut avoir des conséquences dramatiques en termes de blessés lors des manifestations.
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