ENTRETIEN – Emmanuel Lincot est professeur à l’institut Catholique de Paris, sinologue et chercheur-associé à l’IRIS. Il a récemment publié un ouvrage aux éditions du Cerf : « Le très grand jeu : Pékin face à l’Asie centrale ». Dans un entretien accordé à Epoch Times, il revient sur la visite d’État du leader chinois Xi Jinping en France ce lundi 6 et mardi 7 mai à l’occasion des 60 ans des relations diplomatiques entre Paris et Pékin.
Epoch Times – Quel bilan global faites-vous des 60 ans de relations diplomatiques entre la France et la République populaire de Chine ?
Emmanuel Lincot – C’est une relation évidemment importante parce que c’est la première véritable relation qui a été établie entre un pays occidental et la Chine populaire, même s’il y a eu le précédent britannique. Mais au niveau des échanges d’ambassadeurs, c’est la France qui a été la première en 1964. Et il faut rappeler que ce choix du général de Gaulle était commandé par au moins deux facteurs. Le premier est qu’on ne pouvait pas ne pas reconnaître un pays qui avait 600 millions d’habitants à l’époque. D’autre part, il n’était pas raisonnable de ne pas reconnaître un pays qui s’apprêtait à se doter de la bombe atomique.
Depuis lors, il y a eu un choix constant, quel que soit les présidents de la Ve République ; celui de reconnaître une seule Chine. Donc la République populaire de Chine aux dépens de la République de Chine, c’est-à-dire Taïwan, même s’il y a eu des entorses à l’époque du second mandat présidentiel de François Mitterrand, lorsque ce dernier a vendu des frégates Lafayette et des Mirage 2000 à Taipei.
Mais d’une manière générale, il y a eu une constante dans les relations entre la Chine populaire et la France. Et puis réciproquement, pour la Chine, la France est évidemment un partenaire de choix puisqu’elle est membre du Conseil de l’ONU et est la seule puissance nucléaire de l’Union européenne. D’où la nécessité d’honorer cet anniversaire.
On peut également dire que dans les mentalités chinoises, 60 ans correspondent à la fin d’un cycle. Donc cela signifie qu’il y aura peut-être une nouvelle orientation prise par Pékin, voire par Paris, ou bien au contraire une forme de continuité.
Et puis de part et d’autre, même s’il y a un différentiel dans la nature même des régimes politiques de France et de Chine, il y a quand même une volonté constante de chercher une troisième voie. Pour la France, cette troisième voie, c’est le fait de dire et de rappeler quand il le faut, que nous sommes des alliés des États-Unis, mais que nous n’avons certainement pas les mêmes intérêts. Emmanuel Macron avait d’ailleurs, l’an dernier, lors de sa visite d’État en Chine, tenu un discours allant dans son sens en rappelant qu’en cas de guerre entre les deux Chine, la France ne s’associerait pas à l’allié américain.
Je crois qu’il faut se féliciter de cette recherche constante d’une troisième voie parce que nous sommes dans une logique de confrontation de plus en plus dangereuse partout dans le monde.
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Vous avez écrit dans un article publié dans The Conversation : « Pourtant, en six décennies, le rapport de force entre ces deux membres du Conseil de sécurité de l’ONU a bien changé ». Comment jugez-vous le rapport de force actuel entre la France et la Chine ?
Comme chacun le sait, il est inégal d’un point de vue économique, c’est-à-dire que la France, comme tous les pays européens, est déficitaire par rapport à la Chine. Aussi, le soutien de la Chine à la Russie, qui a agressé un État souverain, l’Ukraine, embarrasse Paris. Et Emmanuel Macron n’aura de cesse de dire à son homologue chinois qu’il faut ramener Vladimir Poutine à la raison.
Cela étant, je pense qu’il y a là un angle mort dans la réflexion stratégique du chef d’État français, parce que cette relation entre la Chine et la Russie est une relation de plus en plus forte. Et donc je ne vois pas comment Emmanuel Macron réussirait à contrebalancer ce choix de Pékin de jouer la carte russe, à moins d’offrir une contrepartie. Et raisonnablement, je ne vois pas quelle contrepartie la France peut offrir à la Chine.
Les deux dirigeants vont notamment s’entretenir sur le sujet très brûlant des droits de l’homme en Chine. La France dispose-t-elle de leviers pour influencer Pékin sur cette question ?
Non, aucun. C’est tout à l’honneur d’une démocratie comme la France d’avoir notamment dénoncé la répression des Ouïghours. Mais il y a une asymétrie dans le discours même des pays occidentaux en matière de droits de l’homme par rapport à la Chine.
Par exemple, les Occidentaux n’ont presque rien dit sur les persécutions des chrétiens. Il y a donc là une incohérence. Et vous ne pouvez pas vous indigner du sort réservé à la minorité musulmane de Chine et en même temps soutenir le Premier ministre indien Narendra Modi qui ne cesse d’appliquer des mesures discriminatoires à l’encontre des musulmans indiens. Il s’agit d’un deux poids, deux mesures que les pays autoritaires tels que la Chine ou la Russie ne cessent de dénoncer.
Un deux poids, deux mesures faisant que la France n’a aucun poids pour influencer Pékin sur la question des droits de l’Homme, si ce n’est que le Parlement français a qualifié la répression des Ouïgours, de génocide.
Le mot est évidemment très fort, mais on ne voit pas ce que pourrait faire la France, à moins de sanctuariser un certain nombre d’intérêts français ou de ressortissants chinois qui vivent en France pour échapper au régime communiste chinois. Il n’y a donc absolument aucune possibilité de faire changer d’un iota la politique de Xi Jinping qui est de plus en plus répressive.
Cette rencontre intervient dans un contexte marqué par l’espionnage chinois en Europe. Selon nos services de renseignements, l’espionnage de Pékin constitue « l’une des menaces les plus sérieuses en matière d’ingérence étrangères pour la France ». L’Europe et la France ont-elles pris conscience de cette menace ? Cela va-t-il faire l’objet de discussions entre Emmanuel Macron et Xi Jinping ?
L’Europe et la France en ont pris conscience un peu tardivement, notamment en 2019, peu de temps avant la crise sanitaire. La Commission européenne avait déclaré à l’époque que la Chine est un « rival systémique » et cela incluait toute forme d’ingérence chinoise en matière d’espionnage. Le sujet est très bien documenté. Des journalistes comme Antoine Izambard ont beaucoup travaillé dessus et montrent que l’espionnage industriel chinois est particulièrement important depuis des décennies.
L’efficacité de cet espionnage est très certainement liée à une très grande vulnérabilité et naïveté des autorités françaises. On ne prend pas suffisamment au sérieux tout ce qui a trait à l’intelligence économique dans les entreprises françaises. C’est une culture que n’ont pas ou n’ont plus les hommes d’affaires ou industriels français.
Cependant, je pense qu’en la matière, nos services sont de plus en plus vigilants, mais le mal a déjà été fait. Le meilleur exemple, dont la presse et le Parlement parlent très peu, est le transfert des technologies françaises, à savoir le laboratoire P4 à Wuhan à l’époque où Jean-Pierre Raffarin était à Matignon. Quelle a été la contrepartie de ce transfert de technologies ? On n’en sait rien. Et la société civile n’a jamais demandé des comptes à l’exécutif et encore moins au législatif pour savoir ce qui s’était réellement passé et que c’est peut-être au sein même de ce laboratoire qu’à la suite de manipulations bactériologiques la Covid-19 a été inventée. L’histoire nous le dira peut-être un jour. Quoiqu’il en soit, ce transfert de technologies s’est fait sans espionnage, mais tout simplement avec la complaisance, si ce n’est la complicité des autorités françaises de l’époque.
Enfin, je ne crois pas que les affaires d’espionnage vont faire l’objet d’échanges entre Emmanuel Macron et Xi Jinping. Ces sujets sont plutôt évoqués entre ambassadeurs.
Vous l’avez rappelé. Lors de sa dernière visite officielle en Chine, Emmanuel Macron avait appelé les Européens à ne pas être « suivistes » vis-à-vis des États-Unis au sujet de Taïwan. La France s’est opposée la même année à l’ouverture d’un bureau de l’OTAN au Japon. Comment voyez-vous ces positions prises par la France ? Le président Français n’a-t-il pas agi sur le long terme contre nos intérêts ?
C’est une façon de tenter une désescalade, parce que le transfert d’un bureau de l’OTAN à Tokyo serait considéré, à juste titre, comme une menace par la Chine, mais aussi par la Russie sur son flanc oriental. C’est la raison pour laquelle Emmanuel Macron essaye de jouer cette carte.
Mais en même temps, il y a effectivement une contradiction dans sa position. La France en tant que membre de l’OTAN, pourrait difficilement se soustraire à ses obligations, notamment ne pas respecter l’article 5 de l’alliance atlantique. Si les États-Unis étaient agressés par la Chine, je ne vois pas comment la France pourrait se soustraire effectivement à son choix d’alliance avec Washington contre Pékin.
Mais en réalité, tout le calendrier international, par rapport au choix même de la politique étrangère française me font penser à quelque chose d’assez récurrent. Je crois qu’Emmanuel Macron cherchait à gagner du temps. Je le connais personnellement. Il est très intelligent et peut-être trop, au point d’être parfois rattrapé par son intelligence. On lui a vertement reproché d’avoir tenté jusqu’au bout de négocier avec Vladimir Poutine, mais il n’était pas dupe et cherchait là encore à gagner du temps. Et la France n’aurait pas les moyens d’une confrontation supplémentaire avec la Chine.
Nous pouvons rassembler des compétences et trouver des ressources financières, mais les arsenaux sont vides, l’industrie française peine à se redévelopper. Donc à tout point de vue, ce dont on a besoin, dans un premier temps, c’est du temps.
Nous cherchons donc peut-être à en gagner par rapport à une échéance qui pourrait être inéluctable, c’est-à-dire la guerre.
C’est le scénario le plus noir, mais on peut aussi imaginer que les Chinois cherchent eux aussi à gagner du temps. Quoiqu’en disent les Chinois, Pékin veille à ce que la guerre en Ukraine et au Moyen-Orient s’installe pour retenir les Américains sur le front Ouest. Tant que ces conflits dureront, les Américains seront peut-être moins nombreux, moins vigilants qu’ils devraient l’être par rapport à Taïwan.
De part et d’autre, on se prépare à l’inéluctable tout en retardant l’échéance. Et c’est sans doute pour cela que Xi Jinping et Emmanuel Macron vont se jauger et se juger, mais sans qu’il n’y ait véritablement de décisions majeures prises à l’occasion de leur rencontre.
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