Walker Evans, la métaphysique du vernaculaire

mai 23, 2017 8:25, Last Updated: juin 1, 2017 14:55
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Le centre Pompidou consacre la première rétrospective organisée par une institution muséale en France au maître légendaire du médium photographique Walker Evans (1903-1975).

L’exposition comprend plus de 400 tirages et documents, provenant des plus importantes collections internationales privées et publiques.

Walker Evans comme Dorothea Lange est connu surtout pour ses photos de l’Amérique en crise des années 1930 – qu’il réalise pour la Farm Security Administration (FSA), un programme gouvernemental du New Deal destiné à venir en aide aux cultivateurs les plus touchés par la crise économique – qui formeront, d’une certaine façon, la conscience nationale américaine.

Negroes’ Church, Caroline du Sud, en mars 1936, tirage avril 1969. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo © Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa.

Le photographe qui a cristallisé le « style documentaire », nommé brièvement « Lyric Documentary », rentre définitivement dans le panthéon de l’histoire de l’art américain en 1971 avec l’introduction rédigée par John Szarkowski du catalogue qui accompagnait la rétrospective organisée par le MoMA.

Si les analyses de l’œuvre d’Evans se faisaient jusqu’à présent sur l’axe chronologique, l’exposition organisée par le commissaire Clément Chéroux au centre Pompidou rompt avec la chronologie pour se concentrer sur l’aspect intemporel de l’œuvre. La série des photos prises discrètement dans le métro illustre cette intemporalité en proposant un mélange des temps et des lieux.

Subway Portrait, janvier 1941, National Gallery of Art, Washington. Portrait donné par Kent and Marcia Minichiello, en l’honneur du 50ème anniversaire de la National Gallery of Art. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo © National Gallery of Art, Washington.

Le Vernaculaire américain

Dans une rare interview que Walker Evans accorde en 1971 à la critique Leslie Katz, il lui confesse son credo de photographe :

« Vous ne voulez pas que votre travail découle de l’art; vous voulez qu’il commence avec la vie, et elle est dans la rue maintenant. Je ne suis plus à l’aise dans un musée. Je ne veux plus y aller, je ne veux plus qu’on m’apprenne quoi que ce soit, je ne veux pas voir de l’art accompli. Je m’intéresse à ce qu’on appelle le vernaculaire. »

Shoeshine Stand Detail in Southern Town, 1936. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Dist-RMN-GP/Image of the MMA
Coney Island Beach, vers 1929. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo © The J. Paul Getty Museum, Los Angeles.

Certes, la puissance de Walker Evans réside dans ce que Leslie Katz appelle « une esthétique américaine autochtone qui s’ignore en tant qu’esthétique – un classicisme archétypal de l’ordinaire », bref le vernaculaire et plus précisément le vernaculaire américain.

Main Street, Saratoga Springs, New York, 1931. Collection particulière, San Francisco. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo © Fernando Maquieira, Cromotex.

Dans le choix de ce qu’il place devant son objectif, Evans privilégie donc toujours l’utile, le domestique ou le populaire. C’est par les petits détails de l’environnement domestique qu’il nous révèle une forme d’une identité américaine : les façades de planches en bois à clin, l’aluminium embossée, la silhouette d’une Ford T.

Il cherchera également à traquer les signes du prix du modernisme : l’accélération qui mène au vieillissement précoce des objets, la consommation démesurée qui laisse des montagnes de déchets. Splendeurs déchues, maisons en ruine, intérieurs décatis, tôles froissées, ou surfaces décrépies.

Il saisit le revers du modernisme.

Joe’s Auto Graveyard, 1936. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo © Ian Reeves.

La transcendance de l’ordinaire

Si Walker Evans est devenu synonyme de la culture spécifiquement américaine, si ses images des baraques au bord de grandes routes, des snacks, des stations-service, des devantures de magasins, des affiches de cinéma ou de publicités, des visages de passants anonymes sont devenues icônes contrairement à d’autres photographes documentaires, c’est grâce à son génie de transcendance par lequel il saisit la poésie du quotidien et nous l’offre à travers une lumière oblique posée sur l’argent d’une tôle ondulée ou une collection d’objets suggérant une tranche de vie…

Westchester, New York, farmhouse, 1931. © W. Evans Arch., The Metropolitan Museum of Art. Photo © Centre Pompidou / Dist. RMN-GP.

« Si je ne sens pas que le résultat est une transcendance de la chose, du moment dans la réalité, alors je n’ai rien fait et je le jette… C’est comme s’il y avait un secret merveilleux à un certain endroit, que je peux capter », confie-t-il à Leslie Katz.

Le « documentaire lyrique » d’Evans n’a de documentaire que le style. En effet, contrairement au documentaire, il est sans utilité précise comme le veut toute production artistique.

Le peuple des humbles

Let Us Now Praise Famous Men, qu’il produit avec l’écrivain James Agee en 1941 devient un classique. Le livre est le fruit d’une commande du magazine Fortune que les deux amis acceptent en 1936 pour produire un article sur les conditions des familles de métayers dans le Sud des États-Unis ravagées par les tempêtes de poussières pendant la Grande Dépression.

Allie Mae Burroughs, Wife of a Cotton Sharecropper, Hale Country, Alabama, 1936. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art. Photo © Collection particulière.

Ouvriers, métayers, dockers, vagabonds, mendiants… Walker Evans photographie les humbles avec respect. Ils regardent droit dans l’objectif de son appareil photos, et au-delà, dans les yeux des spectateurs, conscients de l’image qu’ils incarnent : la résilience et la dignité humaine face à la fatalité. Comme Evans l’écrit lui-même en 1961 dans un article intitulé People and Places in Trouble, ces gens-là « parlent avec leurs yeux ».

Evans donne visage à cet Amérique anonyme, sans sentimentalisme et en évitant le sensationnel, restant lui-même discret derrière son appareil, il présente le peuple dans toute sa splendeur intérieure, une image à la fois authentique, simple et franche sans pour autant perdre l’étincelle poétique.

Un américain à Paris

Si Evans est le photographe américain par excellence ce sont cependant les auteurs français qui ont un rôle majeur dans le style qu’il a choisi. Peu savent que la première vocation d’Evans et à laquelle il n’a jamais renoncé était l’écriture. Ses auteurs favoris sont Flaubert – de qui il dit avoir emprunté la méthode qui consiste en « la non apparition de l’auteur et la non subjectivité » – et Baudelaire, dont il affirme avoir emprunté l’esprit. Comme ses compatriotes Miller, Hemingway et Fitzgerald, il se rend à Paris, le haut lieu de l’effervescence culturelle qui attire à l’époque artistes et écrivains du monde entier. Il y séjourne entre 1926-1927. Dès son retour à New York il se consacre à la photographie.

« Maintenant que j’y pense, ma génération a été la première à se rendre en Europe, à acquérir un point de vue et une technique européens, à en revenir et à les appliquer à l’Amérique ».

Photo Eugène Atget Les « petits métiers de Paris », Joueur d’orgue (1898), Metropolitan Museum of Art, Wikimedia.

C’est pourtant à New York, en 1929, dans le studio de la photographe Berenice Abott (1898-1991) qu’il découvrira « le vernaculaire parisien » d’après le photographe Eugène Atget (1857-1927), un style qu’il développera lui-même à son tour.

Walker Evans au Centre Pompidou

Expositions du 26 avril 2017 au 14 août 2017, de 11h à 21h ou de 11h à 23h

Nocturnes jusqu’à 23h tous les jeudis soirs.

Voir aussi : Walker Evans, le secret de la photographie. Entretien avec Leslie Katz, édition Établie par Anne Bertrand.

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