Internet aurait-il été en usage en Inde à l’époque décrite dans l’épopée du Mahabharata ? Soit plusieurs millénaires avant J.-C. C’est en tout cas la thèse que défend Biplab Deb (Bharatiya Janata Party, BJP, droite nationaliste hindoue) le tout nouveau chef du gouvernement de l’État du Tripura, dans le nord-est de l’Inde.
La sortie de ce politicien, loin de prêter à sourire, remet au cœur du débat l’épineuse question de la politisation des sciences en Inde.
En Europe, l’occasion de réfléchir à ces questions nous a été donnée lors de l’exposition « Illuminating India ! » (l’Inde illuminatrice/Illuminations de l’Inde) qui a lieu au Musée des Sciences de Londres (jusqu’au 22 avril). L’un des volets est ainsi consacré aux développements scientifiques et technologiques provenant d’Asie du Sud réinterprétées par la plasticienne Chila Kumari Burman.
Que choisir dans la très longue et très riche histoire du sous-continent ? Et comment arbitrer lorsqu’assurément ce choix se prêterait à une interprétation politique ?
En effet, le premier ministre Narendra Modi a inauguré sa prise de fonction, sous l’égide du BJP, en faisant entre autres, des déclarations tonitruantes concernant les sciences indiennes, leur histoire et leur avenir. Il déclarait ainsi en 2014 que l’Inde ancienne pratiquait déjà la chirurgie esthétique de haut niveau comme en témoignerait le corps du dieu Ganesha, à tête d’éléphant.
Un illustre passé scientifique
Ces affirmations intervenaient juste après le congrès scientifique annuel – instauré dès 1914 – qui a pour objectif de présenter les derniers développements scientifiques du pays.
En 2015, le congrès inaugurait ainsi une toute nouvelle section dévolue « aux sciences anciennes connues au moyen du Sanskrit », objet de toutes les attentions officielles et de toutes les polémiques.
En effet, des papiers présentés par des politiques, des professeurs de sanskrit ou des ingénieurs indiens y furent présentés autour du yoga, de l’« architecture » – entendre ici le vastu-śāstra, le fengshui indien) –, les couteaux chirurgicaux de l’ayurveda (qui ont bien existé) et… la « technologie du transport aérien dans les Vedas ». Ces derniers étant les plus anciens textes qui nous sois parvenus du sous-continent.
Depuis, on peut encore trouver lors de ce congrès des papiers dévoués aux sciences et technologies anciennes mais dispersées dans des sections aux titres moins polémiques.
Or, au-delà de l’aspect excentrique, voire anecdotique qu’auraient pu prendre ces déclarations et présentations diverses, il ne faisait aucun doute pour les observateurs indiens que la démarche du nouveau gouvernement, celle de glorifier un illustre passé scientifique, avait une histoire, ancrée dans des revendications politiques, nationalistes hindoues.
Pandavas checking thier twitter notifications.
Yudhishthira is angry with the low 4G range in Indraprasta.#InternetMahabharata pic.twitter.com/0it8FnOTPO
— Advaid (@Advaidism) 18 avril 2018
Promouvoir une science « maison » alternative
En effet, le but est clair : il s’agit de promouvoir une science et une technologie moderne mais alternative, au sens de non occidentale et non laïque. Il s’agit aussi d’affirmer- comme si affirmer suffisait à rendre réel – qu’il a existé dans l’Inde ancienne une manière de faire des sciences qui ferait encore sens pour nous aujourd’hui, et que cette manière de faire ne devrait rien à l’Occident et serait ancrée dans un cadre religieux, celui de l’hindouisme. Il s’agit alors de promouvoir les sciences « védiques » ou les technologies « de l’Inde ancienne » dans l’éducation comme dans la recherche.
Ainsi, au début de son mandat, Modi promettait de faire entrer les « mathématiques védiques » dans le cursus scolaire. À présent, c’est un ministre délégué à l’éducation qui explique qu’il faut intégrer les sciences traditionnelles au programme, expliquant que celles-ci avaient, à coup de mantras (formules sacrées), énoncé avant Galilée et Newton la loi de la gravitation ou du mouvement.
Qu’est-ce, dans ce cadre, que les « sciences traditionnelles » ou « sciences védiques » ? L’usage ambivalent du terme « védique », ou de termes flous comme « traditionnel » ou « ancien » permet de faire référence ensemble aux tout débuts de l’histoire indienne et à un cadre religieux qui englobe l’hindouisme et le védisme. Par extension « védique », par exemple, en vient aussi à désigner tout ce qui concerne l’histoire de l’Asie du Sud d’avant l’Empire moghol ou la colonisation britannique.
Yoga contre cancer
Ce terme est aussi repris dans le discours tenu par les promoteurs de la méditation transcendentale (les apôtres, le plus souvent anglo-saxons du Maharishi, un guru indien ayant fait carrière aux États-Unis). Dans ce cadre, il s’agit de défendre l’idée qu’on peut faire de la science en pratiquant des exercices et une discipline relevant initialement plutôt du registre mystique : méditation, restriction des sens, pratique intensive de formes spécifiques de yoga, permettraient de faire des découvertes scientifiques fabuleuses. Ainsi le Maharishi lui-même défend l’idée et fait enseigner dans ses écoles que la physique quantique est énoncée dans les textes védiques, découverte faite grâce à la méditation. D’autres à sa suite, ont pu proclamer que le yoga pouvait guérir du virus du Sida ou du cancer.
La propagation de telles affirmations dans les milieux de la droite nationaliste indienne, a une histoire qu’on peut faire remonter à la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe siècle, lorsque le mouvement indépendantiste prend de l’essor, et qu’il s’agit d’imaginer un futur scientifique et technique pour une Inde indépendante.
Cet imaginaire de nouvelles politiques économiques, éducatives et scientifiques va soulever de nombreuses questions aux militants du mouvement indépendantiste, notamment en ce qui concerne savoirs scientifiques et techniques.
Quelles connaissances y avait-il à l’époque ancienne dans le sous-continent indien ? Étaient-elles dignes d’intérêts scientifiques ? Peut-on ainsi établir des équivalences entre les « nouveaux savoirs » (transmis dans les écoles britanniques) et ceux traditionnels ? S’ajoutent des questions de pratique politique. Comment enseigner les mathématiques ? De quelle médecine promouvoir la pratique ?
Gandhi s’intéressait déjà à ces questions dans le cadre de ses théories de développement technique et économique pour penser l’Inde du futur.
Questions du XIXe siècle remises au goût du jour
Certains tentent d’apporter des réponses. Comme proposer d’enseigner le calcul infinitésimal à partir de textes sanskrits du XIIᵉ siècle)
Les intellectuels, professeurs, pandits qui publient sur ces sujets, ne sont pas alors forcement en rupture avec la tradition savante du sous-continent indien ; même quand ils font des plaidoiries promouvant les « nouvelles sciences ».
En effet, le sous-continent indien a reçu, absorbé (et aussi influencé) des savoirs qui venaient au-delà de ses frontières). La culture savante a réfléchi, réorganisé, élargi ces définitions de ce qui faisait science, et surtout à débattu à ce sujet).
Reste que l’on peut se demander pourquoi et comment ces questions, brûlantes à la fin du XIXe siècle, le sont encore aujourd’hui.
L’exposition au musée des sciences de Londres fait indirectement écho à ces questions : comment s’y prendre pour ne pas donner le sentiment d’être communautariste tout en faisant plaisir au gouvernement indien, célébrer ensemble les collaborations indo-britanniques mais aussi le savoir scientifique de l’Inde ancienne, et l’innovation indienne contemporaine ? En essayant de faire plaisir à tout le monde.
En déambulant dans l’exposition « Illuminating India » (ce titre fait curieusement écho à la campagne du Bharatiya Janata Party de 2004 (India Shining) on pourra y observer les objets ayant servi la campagne de trigonométrisation de l’Inde faite par les employés britanniques de la Compagnie Commerciale des Indes à l’aide d’informateurs indiens, les merveilleuses machines pour mesurer la poussée des plantes faites par Jagadis Chandra Bose.
Celui-ci est aussi connu pour son travail radio spolié par Marconi.
On pourra y voir l’un des plus vieux manuscrits connu du sous-continent indien, le manuscrit de Bakhshali, dont la date et la pertinence des zéros qu’il contient sont débattus), un astrolabe moghol, des couveuses portatives à piles développées en Inde pour des villages sans hôpital, ou le premier processeur pour Intel développé aux États-Unis par l’ingénieur Vinod Dham.
Comment faire sens de cette énumération à la Prévert ? Quelles continuités y voir ? Que nous disent-elles du sous-continent indien ?
Afin de penser l’Inde et son avenir, qui repose pour une part sur l’innovation scientifique et technique, l’histoire est convoquée pour légitimer des points de vue ou penser des alternatives. En sortant de cette exposition, impossible de ne pas remarquer que le musée lui-même soulève exactement les mêmes questions, tout aussi politiques, concernant la Grande-Bretagne.
Ce sont en effet des questions de notre temps, nous y sommes tous confronté·e·s : et sans doute que la manière dont les nationalistes hindous font usage de l’histoire scientifique (avec une notion toute particulière de ce qu’est la vérité historique et scientifique) peut-elle en miroir nous rappeler que nous non plus n’échappons pas à une vision politisée des sciences et de leur histoire.
Agathe Keller, Historienne des mathématiques, Université Paris Diderot – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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