La pollution ferait-elle vraiment croître l’économie ?
En 1776, l’économiste Adam Smith publiait son célèbre ouvrage La richesse des nations. Généralement considéré comme le premier livre d’économie moderne, La richesse des nations permit d’établir les fondements de la théorie économique du libre-marché. La pertinence de ses analyses de la division du travail, du marché, des salaires, des profits et de l’accumulation valut à son auteur le titre de «père de l'économie politique». Selon lui, l’économie politique devait enrichir à la fois le peuple et l’État. À l’époque, environ 30 ans avant la révolution industrielle, la population mondiale se chiffrait à un peu moins de 700 millions d’habitants, soit la population actuelle de l‘Europe. |
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Les ressources naturelles étaient abondantes et paraissaient inépuisables. Les biens les plus précieux provenaient presque exclusivement de la technologie humaine. Le libéralisme économique prôné par Adam Smith paraissait alors n’avoir que des avantages et aucune contrainte. Mais aujourd’hui, avec une population neuf fois plus élevée, des problèmes environnementaux grandissants et des ressources naturelles qui se font rares dans certains endroits du globe, certains commencent à remettre en question l’hypothèse fondamentale de la croissance économique infinie. Ainsi, «si la croissance économique se fait au détriment de l’environnement, comment l‘économie pourra-t-elle continuer à croître, alors que les ressources naturelles sont toutes épuisées?», se demandent plusieurs économistes de l’écologie, dont Herman Daly. Une solution apportée par cette branche marginale de l’économie serait d’inclure les coûts de la détérioration de l’environnement dans un indice économique populaire tel le produit intérieur brut (PIB). Les économistes néo-classiques ridiculisent cette notion de «PIB vert». Les adeptes de la hard ecology ne veulent même pas en entendre parler. Les Américains s’y sont risqués, mais ont laissé tomber. Le Canada n’a pas d’opinion. Devrait-on «verdir le PIB»? Cela fait environ 50 ans que les économistes se fient au PIB pour évaluer la croissance économique d’un pays. On l’utilise aussi pour évaluer le niveau de vie de la population. En fait, le PIB tente de mesurer la production économique d’un pays au cours d’une année. Il inclut la valeur des biens finaux et des services produits, la différence entre les exportations et les importations, et la formation brute de capital (FBC). Le FBC représente «l’ensemble des biens destinés à être utilisés dans le processus de production pendant au moins un an, ce qui inclut l’achat de biens d’équipements, de bâtiments et autres biens matériels». C’est souvent cette dernière partie de l’équation que les environnementalistes remettent en cause. «En effet, les comptes nationaux considèrent la dépréciation des capitaux provenant de technologies humaines, mais la dépréciation des capitaux environnementaux n’est ni évaluée, ni comptabilisée», souligne M. Haripriya dans un article universitaire. Par exemple, dans le cas d’une compagnie forestière, le PIB prendrait en considération le fait que la machinerie utilisée devra éventuellement être remplacée, mais ne considère pas que la forêt devra aussi être renouvelée, bien que ce soit une ressource essentielle pour une compagnie forestière. Le PIB n’inclut pas non plus les pertes encourues par la société du fait que sa forêt soit maintenant devenue des planches de 2 x 4! Toujours dans l’exemple de la forêt, une autre critique à l’endroit du PIB est qu’il ignore tout produit ou service qui ne fait pas partie du marché. Ainsi, bien que les forêts fournissent plusieurs services comme le contrôle des inondations, la protection du sol contre l’érosion, la séquestration du carbone, etc., ces services ne sont pas comptabilisés. Mais la critique ne s’arrête pas là. Puisque les services sont comptabilisés dans le PIB, un service servant à restaurer l’environnement (restauration d’un site contaminé, dépollution d’une rivière) fait aussi croître l’économie. Dans le cas de la forêt, si une firme est engagée par une ville pour gérer un problème d’érosion de sol provenant d’une surexploitation de la forêt avoisinante, le PIB considérera que ce service a fait croître l’économie. M. Haripriya, professeur d’économie à la Madras School of Economics en Inde, résume bien les critiques lorsqu’il écrit «qu’ainsi l'épuisement et la dégradation de l'environnement sont traités en tant qu'augmentation du revenu, alors que cet épuisement et cette dégradation peuvent en fait avoir des conséquences négatives sur l'économie dans l'avenir». Lutte méthodologique ou lutte idéologique? «Il ne faut pas oublier que les économistes ont toujours reconnu que le PIB possédait des erreurs intrinsèques», rappelle Joel Darmstadter, économiste à Resources for the future, un groupe de réflexion américain. «Le PIB n’est pas une garantie du bonheur humain, ni un indicateur unique du bien-être humain.» Ce qui suppose que l’environnement pourrait faire l’objet d’un autre type d’indicateur. Certains ont suggéré des approches par banque de données, ou encore de développer entièrement un nouvel indicateur environnemental. Mais sur quelle base considérer la forêt, par exemple? Devrait-on la considérer en terme de volume, de superficie, de biodiversité, d’énergie intrinsèque? Et puis comment fusionner la forêt avec la situation des poissons, de la désertification, du réchauffement climatique, si ce n’est en terme monétaire? D’ailleurs, en 1973, deux économistes de l’Université Yale, William Nordhaus et James Tobin, ont publié un article fort remarqué dans le milieu universitaire qui comparait certains indicateurs économiques traditionnels avec le niveau de vie réel de la population afin d’établir une possible corrélation. Ils ont observé que «le progrès indiqué par les indicateurs économiques conventionnels n’étaient pas un mythe et, malgré tous les défauts qu’on leur connaît, les indicateurs économiques représentent somme toute convenablement la qualité de vie de la population». «Bien qu'il y ait un large consensus sur la prise en compte de l’environnement dans les comptes nationaux, il n'y a eu aucun consensus sur la manière de le faire. Différents chercheurs ont préconisé différentes approches», indique M. Haripriya. Formulé différemment, on pourrait aussi lire : «Nous savons qu’il y aura des défauts, mais nous ne savons pas encore lesquels choisir.» Ce qui semblait être à première vue une simple question méthodologique se révèle une profonde lutte idéologique. Alors que certains économistes sont principalement concernés par la préservation du capital naturel, d'autres le sont davantage par l'effet du changement environnemental sur la soutenabilité de l’économie. Poussée à l’extrême, la préservation du capital partage une idéologie similaire à celle de l’écologie radicale qui favorise une rupture de la vision anthropocentrique de l’écologie afin de remettre l’humain au même niveau que les espèces animales et végétales. De l’autre côté, ceux qui perçoivent l’environnement comme un bien que l’humain peut utiliser d’une façon durable pourraient être amenés à l’extrême par la vision des économistes néo-classiques. En effet, en économie de l’environnement, il est utile d’identifier un équilibre entre la capacité d’assimilation biologique de l’environnement et la pollution engendrée par les activités humaines. Pour les écologistes, ce point d’équilibre est la limite supérieure à ne pas franchir, car au-delà, l’environnement n’est plus en mesure d’absorber la pollution et celle-ci s’accumule. Pour les économistes, formés à optimiser l’économie sous certaines contraintes, ce point d’équilibre est la limite inférieure! Ces courants de pensée favorisent différentes approches, mais il demeure que l’approche du «PIB vert» est la plus répandue, malgré son lot de défauts. L’expérience américaine est d’ailleurs riche d’exemples sur ce point. En 1994, le U.S. Department of Commerce’s Bureau of Economic Analysis (BEA) s’est fait confier le mandat de quantifier la valeur économique de certains minerais pour la population américaine. Pour des raisons politiques obscures, le Congrès américain n’a pas apprécié cette tentative d’incorporer les coûts environnementaux dans les comptes nationaux et a aboli le programme. Il a par la suite demandé une évaluation indépendante sur les possibilités et les problèmes associés à ce type d’étude. Le rapport, intitulé Nature’s Numbers, a été publié en 1999. Il indiquait notamment qu’il n’est pas logique et qu’il est inexcusable de ne pas considérer le capital non renouvelable du pays, principalement le pétrole. Toutefois, le rapport soulignait la difficulté de faire des hypothèses raisonnables alors même que les géologues, par exemple, n’étaient pas d’accord sur la quantité de réserves de pétrole à découvrir. Dans le cas des minéraux, leur valeur se trouvait entre 0,4 % et 1,4 % du BIP. Avec une croissance totale de 3,3 % cette année-là, le 1 % fait toute une différence. Le rapport soulignait aussi que plusieurs problèmes sociaux et environnementaux étaient impossibles à traduire en termes économiques sans en déformer le sens. Les auteurs de l’étude recommandaient de poursuivre le développement d’une méthode de suivi des ressources naturelles dans une perspective économique, mais renonçaient à l’inclure dans le calcul du PIB. Selon eux, «le PIB existant doit demeurer le système de choix, car il est irréaliste de croire qu’il est possible de faire un suivi des ressources naturelles au même rythme que les biens et produits». Le premier «PIB vert» Généralement reconnue pour la destruction de ses ressources naturelles, la Chine publiait le 8 septembre dernier son China Green National Accounting Study Report 2004. Ce rapport représente la première tentative mondiale de prendre en considération les coûts environnementaux dans le calcul du PIB. Puisque la Chine est aussi reconnue pour ses services d’information souvent incorrects, le responsable de l’étude, Pan Yue, a rencontré plusieurs médias occidentaux en personne afin d’exposer les résultats de l’étude ainsi que l’objectif recherché par son rapport. Discutant ouvertement des flagrants problèmes environnementaux de son pays, il a indiqué que bien que son BIP ajusté ne soit pas le BIP officiel chinois pour l’instant, son rapport permettra certainement de conscientiser les différents paliers gouvernementaux à ne pas se développer au détriment de l’environnement. Il soutient que le gouvernement central a la volonté d’allier le développement économique à la protection de l’environnement, mais que le problème se situe au niveau local. Les gouvernements locaux sont en effet promus selon leur performance de développement économique. En y ajoutant la corruption, l’environnement est relayé loin derrière dans leurs priorités. Le rapport indique que les pertes environnementales provenant de la pollution représente 3 % du BIP en 2004, faisait ainsi chuter la respectée croissance chinoise de 10 % à 7 %. M. Yue précise que les coûts utilisés sont très conservateurs puisqu’ils ne considèrent que la moitié des vingt facteurs habituellement calculés dans le «BIP vert». Il est aussi intéressant de noter que le coût pour éliminer toute pollution causée en 2004 serait de 7 % du PIB. Ainsi, le PIB calculé avec la méthode actuelle afficherait une croissance de 17 %, alors qu’un «BIP vert» afficherait plutôt 3 %. Il y a environ un an, les États-Unis refusaient de signer le protocole de Kyoto en soutenant que leurs efforts déployés seraient contrecarrés par la pollution provenant des pays en développement. Il est vrai, particulièrement pour les pays en émergence, que leurs émissions de gaz à effet de serre vont probablement augmenter drastiquement. L’étude, publiée le 29 septembre dernier par la firme de consultants Pricewaterhouse Coopers, indiquait qu’afin de profiter d’un développement durable, leurs émissions ne devaient toutefois pas augmenter de plus de 30 % d’ici 2050. Quant au G7, il devra réduire ses émissions de 50 % d’ici 2050, l’équivalent de dix Protocoles de Kyoto. Dans ce scénario, les citoyens américains et canadiens consommeraient encore un bon 2,5 fois plus d’énergie par habitant que ceux des pays en émergence, au lieu de 5 fois plus comme actuellement. Le coût pour ce beau projet : 0,01% du PIB chaque année, durant les 45 prochaines années. Mais ce projet nécessite qu’on affronte la réalité. Et le «BIP vert» est plus réel que le PIB actuel.
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