Immigration clandestine : quand l'Europe étrangle l'Afrique
À l'évocation de l'immigration clandestine,
qui n'a pas en tête ces images de radeaux surchargés, ou encore de cayucos,
ces petites embarcations chancelantes de pêcheurs sénégalais? Le foisonnement
médiatique sur le sujet a façonné la conscience collective européenne au point
que, par exemple, les Espagnols en font leur principale préoccupation, loin
devant le terrorisme.
d'agir : diplomatie persuasive, transactions financières, présence côtière
renforcée, barrages routiers soutenus, l'encerclement du continent africain par
l'Union européenne est entamé.
Marine royale marocaine a de nouveau
intercepté une embarcation de 108 Gambiens au large du littoral de Oued
Eddahab, dans le sud du pays. Aucun étonnement à savoir que ces immigrants
visaient l'Archipel des Canaries.
Le même jour, mais cette fois au nord du
Royaume, à Nador, les autorités marocaines ont arrêté quatorze autres migrants
qui tentaient de joindre l'Eldorado européen. Ce nombre peu élevé de personnes
arrêtées au nord illustre la nouvelle donne des flux migratoires en provenance
de l'Afrique : le Maroc n'est plus un point de passage sur sa côte nord.
Étant en première ligne en ce qui concerne
les frontières sud de l'Europe, le Royaume chérifien n'a pas eu le choix
d'adopter une politique contre l'immigration clandestine similaire à ses
homologues européens et à travailler en étroite collaboration avec son voisin
espagnol.
Selon le professeur Mehdi Lahlou, associé à
l’Université Mohamed V de Rabat et spécialiste des migrations internationales
entre les pays du Maghreb, l’Afrique subsaharienne et l’Union européenne, le
Maroc devait accepter cette politique. «Il est un pays de départ et de transit.
Le Royaume a signé depuis 1996 des accords pour l'instauration d'une zone de
libre-échange avec l'Union européenne. Le Maroc a besoin, comme
Tunisie, des programmes d'accompagnements
européens pour la mise à niveau de leurs industries respectives pour une plus
grande ouverture de leurs frontières aux échanges avec l'Europe.»
Ce changement de politique n'a cependant
été possible pour le Maroc qu'en vertu d'une contrepartie financière.
L'ambassadeur d'Espagne au Maroc a d'ailleurs qualifié de «très bonnes» les
relations bilatérales entre les deux monarchies, précisant que les échanges
commerciaux entre les deux pays ont augmenté de plus de 20 % entre 2005 et
2006.
Le professeur Lahlou précise qu'«en réalité
le Maroc a reçu, au cours de l'été dernier, 70 millions d'euros, ce qui soldait
un engagement pris par l'Union européenne en 2002, selon lequel l'Europe
faisait un don au Maroc de 420 millions d'euros pour l'aider dans la gestion
des flux migratoires à partir de son territoire. En attendant, les autorités
marocaines disent avoir dépensé plus de 90 millions d'euros à l'occasion de
leurs diverses interventions pour "protéger'' l'Espagne des assauts de
migrants au cours de l'automne 2005.»
plus largement par l'Afrique du Nord, devenant plus difficile, les couloirs
migratoires sont descendus plus au sud. Les immigrants ont dû opter pour
Gambie,
Guinée-Bissau,
Guinée Conakry ou encore le Sénégal. Cette
côte ouest africaine est devenue, depuis le mois de juillet dernier, le nouveau
point de départ des migrants africains et même de certains migrants
pakistanais. L'avortement, par les autorités marocaines et espagnoles, de
plusieurs opérations au cours de l'année dernière, a accéléré ce changement de
cap.
L'Espagne aux aguets dans les eaux
africaines
Côté européen, ce sont effectivement les
Espagnols qui sont devenus malgré eux les gendarmes de l'Europe dans ses
frontières sud. Leur archipel des Canaries est devenu la principale destination
depuis que le détroit de Gibraltar a été «maîtrisé» par le Maroc. Mais l'Espagne
prend les devants et durcit ses actions. Le samedi 28 octobre, plus de 140
Gambiens ont été rapatriés d'Espagne à l'aéroport de Banjul, la capitale
gambienne. Un des migrants, Amadou Garra, interrogé par l'agence Reuters, a
déclaré qu'en les embarquant on aurait «omis» de leur préciser la destination.
Ou plutôt on leur aurait parlé d'un simple transfert dans un camp de réfugiés à
Madrid et Amsterdam, et non d'un rapatriement.
Depuis la mi-septembre, 4000 immigrants
illégaux ont été renvoyés au Sénégal par l'Espagne.
Madrid tente de mettre en place un maximum
de collaboration avec les pays d'émigration. Depuis le mois de mai dernier, par
exemple, les patrouilles maritimes menées conjointement avec l’Espagne ont
permis à
Mauritanie d’intercepter puis d’expulser
quelque 10 000 ressortissants d’Afrique de l’Ouest qui tentaient de rejoindre
les Canaries.
Dans un rapport gouvernemental publié la
semaine dernière, Bernardino Leon Gross, le secrétaire d’État espagnol aux
Affaires étrangères, et Antonio Camacho, le secrétaire d’État espagnol chargé
de la sécurité, affirmaient qu'«avec
kilomètres de frontières
terrestres et
kilomètres de frontières
maritimes, il est extrêmement difficile pour
Mauritanie de contrôler l’afflux incessant
d’immigrants clandestins sur son territoire».
Pour venir en aide à
l’Espagne a envoyé quatre patrouilleurs, un hélicoptère et une vingtaine de
gendarmes de la garde civile dès le mois de mai. Depuis, ils ont mis en place
des patrouilles côtières et formé des forces de sécurité mauritaniennes.
Les Espagnols sont devenus nerveux
vis-à-vis de l'immigration clandestine. Selon un sondage de l'Institut de
recherches sociales relevant du gouvernement espagnol, publié le 26 octobre
dernier, près de 60 % des Espagnols estiment que l'immigration clandestine
constitue actuellement le premier problème pour le pays. Marquant ainsi une
forte hausse par rapport à juin et juillet 2006, lorsque cette préoccupation ne
dépassait pas respectivement 35,9 % puis 38 %. Le terrorisme, quant à lui, a
été relégué au 4e rang des préoccupations des Espagnols.
Diplomatie européenne : tractations et
pressions sur le continent africain
C'est en octobre 2005 que le commissaire
européen, Franco Fattini, estimait que l'Union européenne ne pouvait plus se
contenter de «fils de fer barbelés». Depuis, l'heure est à l'action en aval
avec tous les moyens efficaces, la diplomatie persuasive au-delà des frontières
mêmes de l'Europe.
Comme le rappelle le professeur Lahlou,
déjà en juin 2002, à Séville, le Conseil européen soulignait au point 33 de ses
conclusions de la présidence, «que tout accord futur de coopération ou
d'association, que
européenne ou l'Union européenne conclura avec quelque pays que ce soit, soit
inséré une clause sur la gestion conjointe des flux migratoires ainsi que sur
la réadmission obligatoire en cas d'immigration illégale».
Ces derniers jours, la communauté
européenne a multiplié les visites en Afrique pour bien faire comprendre aux
pays concernés que l'heure n'est plus au relâchement.
La rencontre du 11 et 12 juillet dernier à
Rabat, au Maroc, est un exemple probant du genre de négociation que veut
conclure l'Union européenne avec ses alliés africains. «Cette rencontre s'est
fait sur un malentendu», souligne Medhi Lahlou, «les pays africains attendaient
de l'aide financière, mais les Européens parlaient plutôt de la notion
abstraite d'aide au développement.»
Dialogue de sourds qui a donné raison aux
Européens avec des accords de rapatriement et des blocages aux frontières cédés
par les pays d'émigration, qui n'ont pas su faire front commun pour demander
clairement à l'Europe une aide financière conséquente. Malgré tout, l'Union
européenne entend faire respecter les accords signés.
Pour preuve, le commissaire européen en
charge du développement et de l'aide humanitaire, Louis Michel, était en
tournée en Guinée Conakry, au Sénégal et en Mauritanie les 25, 26 et 27 octobre
derniers. Son objectif : faire respecter à ces États l'article 13 de l'accord
de Cotonou qui indique clairement qu'ils sont tenus d'accepter les accords de
réadmission. «Nous devons les aider à mieux contrôler leurs frontières et leurs
ports.»
Autre genre de diplomatie persuasive, le
président du Conseil italien, Romano Prodi, effectuait une visite officielle,
le 30 octobre 2006, à Tunis. Selon lui, «il ne s'agit pas de contrôler les flux
migratoires, mais d'apporter une contribution active en investissement dans les
pays de l'émigration».
migratoire en échange du financement de la construction d'une grande centrale
électrique, dont une partie de la production sera exportée vers l'Italie. Dans
la même optique, le chef d'État mauritanien, Ely Ould Mohamed Vall, en visite à
Madrid le 29 octobre dernier, s'est félicité du dispositif de contrôle très
efficace mis en place avec l'Espagne. Dispositif terrestre et maritime mis en
place depuis janvier 2006 qui a empêché 11 000 bateaux de partir pour les
Canaries.
politique au-delà de ses frontières. Elle prend les moyens de contrôler, et
même d'endiguer, en aval le flux migratoire africain. En face d'elle, les pays
d'émigration restent pénalisés sans doute par leur volonté de ne pas faire
front commun pour constituer un partenaire de négociation de poids. Mais le
phénomène migratoire entre l'Afrique et l'Union européenne n'est qu'à ses
débuts. La question reste à savoir si, d'un côté, l'Union européenne aura les
moyens opérationnels et financiers de poursuivre cette politique d'endiguement
et de multiplier ses frégates dissuasives en eaux africaines, et de l'autre
côté, de savoir jusqu'à quand les pays africains accepteront cet étranglement.