Commerce équitable : le pouvoir des consommateurs
Du 3 au 18 mai, dans toute la France, se tiendra la Quinzaine du
commerce équitable. En quelques années, ce nouveau mode de consommation
est devenu une alternative à un commerce mondialisé qui exploite sans
vergogne les producteurs des pays du Sud. Un simple geste d’achat peut
contribuer à transformer le système. Explication.
Kalinda, Tzul
Tacca, Soléla, Chantico, Tingo Maria, Malongo, Sati, Quétal... Ces
marques de café sont encore peu connues. Pourtant, on trouve certaines
d’entre elles dans les grandes surfaces où nous poussons régulièrement
nos chariots de commissions. Comme certains jus de fruits, thés,
chocolats, etc., elles ont la particularité d’être labellisées
« commerce équitable ».
Du 3 au 18 mai, lors de la troisième
édition de la Quinzaine du commerce équitable en France, on rappellera
que cette forme d’échange alternative est connue d’un tiers des
Français (1) et que la crise économique mondiale constitue une raison,
évidente, d’acheter ce type de produits. Cet acte si banal, si
quotidien, est un moyen sans précédent, pour les
citoyens-consommateurs, de dénoncer les effets pervers du libéralisme
économique.
Le cas du café - la deuxième matière première
échangée après le pétrole - en est une illustration. Les consommateurs
ignorent généralement, en lisant l’étiquette de leur paquet de café
habituel, que ce commerce florissant, totalement libéralisé, creuse les
inégalités entre les pays riches qui le consomment et les pays du Sud
qui le produisent. La part des 48 pays les plus pauvres dans le
commerce international est de 0,3 %, c’est-à-dire bien peu de chose
face aux multinationales qui tiennent les rênes du marché mondial et
notamment celui des matières premières agricoles. Quatre sociétés
contrôlent 40 % du commerce du riz, sept sociétés 85 % du commerce du
cacao. Quant au café, il génère des recettes qui restent de moins en
moins dans les pays producteurs alors que ceux-ci fournissent 70 % de
la production mondiale, indique le label de commerce équitable Max
Havelaar.
Quelque chose ne va pas au royaume du commerce. La
crise s’explique par le fait que la majeure partie de la récolte
caféière mondiale dépend des seuls cours négociés sur les marchés, où
la spéculation joue un rôle clé. Il y a peu de place pour les petits
producteurs dans ce grand marchandage, ignoré des consommateurs des
pays riches. Les grandes enseignes de la distribution s’y taillent
pourtant la part du lion. Et les multinationales exercent un pouvoir de
pression considérable sur les décisions des gouvernements et sur les
instances internationales comme l’OMC.
Cette déréglementation
d’inspiration libérale a de graves conséquences : des fonds
d’investissement ont spéculé en 1997 sur le cours du café et empoché de
gros bénéfices, pendant que des millions de cultivateurs ont été
réduits à la faillite quelques années plus tard en Amérique du Sud et
en Afrique. La crise du café a rapporté 8 milliards de dollars à
l’industrie ! Nestlé, dans son rapport annuel, montre que ses bénéfices
pour l’année 2000 s’expliquent par la baisse du cours des matières
premières.
« Et le consommateur ? Est-il au courant de la baisse du cours du café ? Bien sûr que non »,
répond Anne-Françoise Taisne, présidente de la fédération Artisans du
monde, l’un des précurseurs du commerce équitable en France (2) avec
les coopératives distribuant des produits issus de l’agriculture
biologique. Le rôle du citoyen-consommateur est pourtant décisif. Une
vingtaine d’organisations, regroupées dans une Plate-Forme pour le
commerce équitable (PFCE), en sont convaincues. Et proposent une
alternative. Il s’agit de payer un prix juste aux producteurs du Sud,
pour leur donner les moyens de gérer eux-mêmes leur développement. Pour
le café, le label de commerce équitable Max Havelaar garantit notamment
« un prix minimum d’achat, une prime de développement ainsi qu’un
achat direct. Actuellement, le prix d’achat est le double du cours
mondial. En contrepartie, les coopératives s’engagent à fonctionner
démocratiquement, à ne pratiquer aucune forme de discrimination et à
fournir un café de qualité ». Aujourd’hui, 500.000 familles de
producteurs de café dans 25 pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie
appartiennent au système Max Havelaar, qui n’est pas seul dans ce
créneau.
À partir de cette idée simple, des citoyens se sont
lancés dans l’aventure de ce que l’on appelle aujourd’hui le commerce
équitable. Ces acteurs économiques au Sud et au Nord ont en effet le
« pouvoir » d’établir des relations basées sur d’autres valeurs que
celles de l’économisme dominant. En changeant ses modes de consommation
pour des modes plus durables, chaque citoyen du Nord peut participer à
une transformation de l’économie. Mises en pratique, ces belles idées
ont permis l’organisation des petits producteurs en coopératives, leur
participation à des relations économiques habituellement réservées aux
puissantes multinationales, tout en affirmant des valeurs de solidarité
et de coopération.
En France, le chiffre d’affaires du commerce équitable est passé de 6 millions d’euros en 2000 à 45 millions d’euros en 2003. « En
2001, les produits labellisés vendus en grandes et moyennes surfaces
ont généré un revenu net de 3,7 millions d’euros pour 50.000 familles
de producteurs, soit un excédent de 2,3 millions d’euros par rapport au
commerce traditionnel », indique la PFCE. En Europe, principale
destination mondiale des produits issus du commerce équitable, le
chiffre d’affaires représente 373 millions d’euros.
Compte tenu
du contexte, ces chiffres constituent en soi une petite victoire. Car
« l’Organisation mondiale du commerce rend l’accès au marché difficile
voire impossible pour un grand nombre de producteurs », explique
Anne-Françoise Taisne. Avec la libéralisation du commerce décidée dans
le cadre de l’OMC, de nouvelles barrières ont surgi. « Des
multinationales s’arrogent le droit de déposer des brevets sur des
variétés agricoles existant depuis des décennies. 80 % de la
biodiversité se trouve dans les pays du Sud mais 90 % des brevets sont
octroyés à des entreprises du Nord », rappelle aussi la présidente
d’Artisans du monde. Ainsi, la société texane Rice Tech a obtenu un
brevet sur deux variétés de riz Basmati légèrement améliorées,
destinées à être cultivées aux États-Unis. Rice Tech utilise le nom et
l’espèce pour commercialiser du riz aux États-Unis, les agriculteurs
indiens devant payer des royalties à cette société américaine pour
vendre leur production aux États-Unis sous le nom de Basmati dans les
grandes surfaces nord-américaines. Comment pratiquer du commerce
équitable dans ces conditions ?
Aujourd’hui, les citoyens
disposent de réseaux de distribution alternatifs comme les boutiques
Artisans du monde et Biocoop. Ils y trouvent du café labellisés
« commerce équitable ». Mais dans la plupart des cas, c’est dans les
grandes surfaces qu’ils auront l’occasion d’acheter ce café (voir
article p. 20). Faut-il pour autant que les produits issus du commerce
équitable cherchent à grappiller quelques parts de marché auprès de la
grande distribution ? « Distribuer équitable, ce n’est pas proposer
aux consommateurs quelques paquets de café Max Havelaar, comme dans la
grande et la moyenne distribution (GMS), remarque Hugues Toussaint,
secrétaire général du réseau de distribution Biocoop (3). Pour la GMS,
reine du recyclage des mots et des idées, la démarche marketing
‘équitable’ supplée l’approche citoyenne. » Et il est à craindre
que le commerce équitable y perde son âme puisque les produits
labellisés ne représentent qu’un faible pourcentage du chiffre
d’affaires global de la grande distribution, et apparaissent comme un
alibi pour perpétuer des pratiques néfastes à l’égard des fournisseurs
et des salariés. « Si l’on prend l’exemple du café, produit phare
du commerce équitable, ajoute Anne-Françoise Taisne, on constate que
l’introduction d’un prix équitable depuis presque quinze ans n’a pas eu
d’effet d’entraînement sur les pratiques des multinationales, même si
certaines d’entre elles augmentent leurs achats à des producteurs
inscrits sur le registre de FLO (4) ».
La consommation citoyenne est certes un puissant levier de changement pour infléchir les modes de production.
Pourtant, le passage à l’acte se développe timidement. Le manque
d’informations sur les produits est un frein face au maquis de
l’étiquetage des produits, notamment en matière de labels. C’est aussi
ce que propose d’explorer ce dossier, pour que ces autres modes
d’échanges ne soient plus minoritaires.
[suite du dossier « Commerce Equitable et ses enjeux » dans Politis n° 749]
(1) Selon un sondage Ipsos d’octobre 2002.
(2)
Le commerce équitable : un accès au marché ou une démarche de
changement ?, Anne-Françoise Taisne, Techniques financières et
développement, n° 69, décembre 2002.
(3) Lire Consom’Action, le magazine des Biocoops, dont le numéro spécial 2003 est consacré au commerce équitable.
(4)
Fairtrade Labelling Organisation (FLO), organisation internationale qui
coordonne l’action des 17 associations de labellisation du commerce
équitable telles que Max Havelaar. FLO est reconnu par Fine,
l’organisation qui regroupe les quatre fédérations internationales de
commerce équitable (FLO, Ifat, News, Efta).