Deux musiciens de Dieu (1re partie)
En pays latin, César Franck, en pays germanique, Anton Bruckner Comme des êtres en dehors du temps, au milieu de l’ère de la mécanisation, de la vitesse et du matérialisme sans scrupule, apparaissent deux musiciens de nationalités différentes, qui, sans se connaître, furent frères par l’esprit. Ils appartiennent à une même communauté spirituelle, celle qui compta jadis dans ses rangs des maîtres comme Bach et Palestrina. Un biographe ayant donné à Bruckner le surnom de «musicien de Dieu», je me permets d’appliquer ce terme au séraphique César Franck, qui le mérite pour le moins autant que son collègue autrichien. |
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Musiciens de Dieu, ils le furent par leur tranquille confiance en l’Éternel, confiance grâce à laquelle ils travaillaient en silence, infatigablement, sans chercher le succès, sans espoir de faire sensation dans le monde. Après leur mort, leur talent fut reconnu mais, à ce jour, les oeuvres de Franck, si admirées en pays latin, ne sont que fort rarement exécutées en pays germanique, où on ne les comprend pas de la même façon. Par contre, celles de Bruckner, si goûtées en Autriche et en Allemagne, voire en Hollande et en Suisse alémanique, ne sont quasiment jamais entendues en France, en Belgique ou en Italie. Injustice de la postérité? Cette semaine, nous survolerons la vie de César Franck. Un modeste organiste de l’église de Sainte-Clotilde, à Paris: César Franck (1822-1890) César Auguste Franck voit le jour, le 10 décembre 1822, à Liège, en Belgique. Ses parents montent à Paris en 1835. Toute sa carrière se déroulera en France, à l’exception d’une brève tournée en 1842. Lorsque le jeune César arrive à Paris, il est chaperonné par un père tyrannique dont le seul but est de transformer ses deux fils (César, l’aîné, et Joseph, le cadet) en enfants prodiges. En 1841, le père-imprésario ne voit pas d’un bon oeil les premiers essais hors des sentiers battus de son fils César, qui lui valent pourtant l’amitié et l’encouragement du compositeur hongrois Liszt. La mode est aux fantaisies de concert et paraphrases sur des airs d’opéras, où doit briller la virtuosité de l’interprète. Une seconde parenthèse dans la vie de Franck se présente en 1844 avec Ruth, églogue biblique pour soli, choeur et orchestre. Sa rencontre récente avec le compositeur Charles Gounod l’a poussé sur les chemins de la Bible, où il reviendra souvent. L’année 1846 marque la fin de la tutelle paternelle: César avait jusqu’alors accepté les directives de son père sans que les circonstances ne l’incitent à les discuter. Mais, cette année-là, il s’éprend d’une de ses élèves, Félicité Desmousseaux, Le climat change vite, et une dédicace peu appréciée par le père met le feu aux poudres. César quitte le domicile paternel. Deux ans plus tard, au milieu des barricades de la révolution de 1848, il épouse Félicité. Sa vie devient celle d’un modeste professeur de musique, dont les ressources ne permettent pas une vie aisée. Organiste à Notre-Dame-de-Lorette en 1847, puis à Saint-Jean-Saint-François du Marais en 1857, il est nommé titulaire de l’orgue de Sainte-Clotilde en 1857 et professeur d’orgue au Conservatoire de Paris en 1872. Homme bon, trop discret pour rechercher la notoriété ou le succès, il se contente d’une vie paisible un peu en marge de la réalité. Les véritables chefs-d’oeuvre ne voient le jour qu’après 1870, à l’époque où se forme autour de lui une pléiade d’élèves (Henri Duparc, Vincent d’Indy, Ernest Chausson, Charles Bordes) qui feront rayonner un enseignement fondé sur la musique, l’expression et la beauté, plutôt que sur une technique rigoureuse et froide. Un romantique César Franck a été catalogué comme organiste et musicien d’église, mais une connaissance plus approfondie de son oeuvre ne doit jamais perdre les années de jeunesse, passées sous l’autorité d’un père tyrannique. Le jeune César n’avait pas un caractère à s’affirmer et il ne l’aura jamais. Plus tard, sa femme et ses élèves choisiront pour lui ou le pousseront à prendre les décisions importantes. Timide de nature, il y a pourtant en lui une passion qui ne demande qu’à s’épanouir, mais que sa pudeur entrave. Avec l’oratorio, il trouve le moyen de s’échapper un peu de lui-même par un biais qui lui semble naturel, la religion. Ce chrétien sincère n’hésite pas à consacrer le plus clair de son temps à la composition de fresques aussi gigantesques que Rédemption (1871-1872) ou Les Béatitudes (1869-1879), vaste et merveilleux oratorio qu’il ne devait jamais entendre lui-même. Car, au fond de lui-même, Franck est un romantique dont la passion ne parvient pas à s’exprimer. Il tâtonne pour trouver son cadre, et des oeuvres comme Ruth (1846), La Tour de Babel (1865) ou ce même poème symphonique Rédemption ne seront que des étapes vers le libre épanouissement d’un homme étouffé; Les Béatitudes en sont une première manifestation, mais la véritable explosion survient avec le Quinette avec piano en fa mineur (1878-1879). Le musicien romantique s’est enfin révélé, donnant libre cours à sa passion et laissant passer un souffle dévastateur. Franck s’est affranchi au point de composer une oeuvre d’une sensualité étonnante. L’ombre de son élève, Augusta Holmès, plane sur cette période de sa vie: est-elle la cause de ce revirement? L’éventualité d’une liaison a été souvent avancée, mais l’incertitude demeure à ce sujet. Dans le sillage du Quintette, Franck donne Le Chasseur maudit (1882), Prélude, choral et fugue pour piano (1884), les Variations symphoniques pour piano et orchestre (1885), Psyché (1886), Prélude, aria et finale pour piano (1887), la Symphonie en ré mineur (1886-1888), le Quatuor et les Trois Chorals pour orgue (1890). En dix ans, Franck livre le meilleur de lui-même, revenant d’ailleurs à l’inspiration religieuse pour son ultime oeuvre. Jean-Sébastien Bach, à travers son oeuvre immense, chante souvent la mort. Et toujours, ces chants sont donnés dans les tonalités les plus claires, accompagnées de l’écho radieux du son des cloches. La musique de César Franck est liée par le style et l’expression à celle de Bach. Elle est une ascension vers des sommets mystiques. La dernière qu’il ait écrite, les Trois Chorals pour orgue, contient des pages, comme celle de la conclusion du deuxième choral en si mineur, qui appartiennent au ciel. Franck vivait dans les nuages. C’est ainsi qu’il nous a été ravi, renversé, en 1890, par un omnibus en pleine circulation de Paris. Jamais il ne s’est relevé des suites de cet accident. Il a cependant eu le temps de nous dire qu’il avait vu et entendu des choses sublimes, là-haut, dans les cimes et qu’il aimait penser que certaines de ses visions étaient exprimées en musique. Sa musique a donné aux hommes la force de se sentir meilleurs, les a rendus moins accessibles à la laideur, les a mis en communion avec ce que la vie peut donner de plus serein, de plus profondément beau. Suite de l’article la semaine prochaine.
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